Project Gutenberg's Du cote de chez Swann, Part 2, by Marcel Proust #1 in our series by Marcel Proust Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Du cote de chez Swann, Part 2 A la recherche du temps perdu, Tome I Author: Marcel Proust Release Date: May 2001 [EBook #2650] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on June 17, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU COTE DE CHEZ SWANN, PART 2 *** HTML conversion by Walter Debeuf of the etext produced by Sue Asscher
DEUXIÈME PARTIE
Pour faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan» des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait: «Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça!», «enfonçait» à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute «nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui nallaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et lenvie de se renseigner par soi-même sur lagrément des autres salons, et les Verdurin sentant dautre part que cet esprit dexamen et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à lorthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient
réduits presque uniquement cette année-là
(bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et
dune respectable famille bourgeoise excessivement riche et
entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à
peu cessé volontairement toute relation) à une
personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que Mme
Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait
être «un amour» et à la tante du
pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon; personnes
ignorantes du monde et à la naïveté de qui il
avait été si facile de faire accroire que la
princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient
obligées de payer des malheureux pour avoir du monde
à leurs dîners, que si on leur avait offert de les
faire inviter chez ces deux grandes dames, lancienne
concierge et la cocotte eussent dédaigneusement
refusé.
Les Verdurin ninvitaient pas à dîner: on avait chez eux «son couvert mis». Pour la soirée, il ny avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si «ça lui chantait», car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin: «Tout pour les amis, vivent les camarades!» Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce quelle lui causait trop dimpression. «Alors vous tenez à ce que jaie ma migraine? Vous savez bien que cest la même chose chaque fois quil joue ça. Je sais ce qui mattend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!» Sil ne jouait pas, on causait, et lun des amis, le plus souvent leur peintre favori dalors, «lâchait», comme disait M. Verdurin, «une grosse faribole qui faisait sesclaffer tout le monde», Mme Verdurin surtout, à qui,tant elle avait lhabitude de prendre au propre les expressions figurées des émotions quelle éprouvait,le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire quelle avait décrochée pour avoir trop ri.
Lhabit noir était défendu parce quon était entre «copains» et pour ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont on se garait comme de la peste et quon ninvitait quaux grandes soirées, données le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit «noyau».
Mais au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin delle, ce qui les empêchait quelquefois dêtre libres, ce fut la mère de lun, la profession de lautre, la maison de campagne ou la mauvaise santé dun troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprès dun malade en danger: «Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous nalliez pas le déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri.» Dès le commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles «lâcheraient» pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait quil vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle:
«Vous croyez quelle en mourrait, votre mère, sécria durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de lan, comme en province!»
Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:
«Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous
venez naturellement le vendredi saint comme un autre jour?»
dit-elle à Cottard la première année,
dun ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la
réponse.
Mais elle tremblait en attendant quil leût
prononcée, car sil nétait pas venu,
elle risquait de se trouver seule.
«Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.»
«En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse!»
Et après un silence:
«Si vous nous laviez dit au moins, nous aurions tâché dorganiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.»
De même si un «fidèle» avait un ami,
ou une «habituée» un flirt qui serait capable
de faire «lâcher» quelquefois, les Verdurin qui
ne seffrayaient pas quune femme eût un amant
pourvu quelle leût chez eux, laimât
en eux, et ne le leur préférât pas, disaient:
«Eh bien!
amenez-le votre ami.» Et on lengageait à
lessai, pour voir sil était capable de ne pas
avoir de secrets pour Mme Verdurin, sil était
susceptible dêtre agrégé au
«petit clan». Sil ne létait pas on
prenait à part le fidèle qui lavait
présenté et on lui rendait le service de le
brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le «nouveau» devenait à son tour un
fidèle. Aussi quand cette année-là, la
demi-mondaine raconta à M. Verdurin quelle avait
fait la connaissance dun homme charmant, M. Swann, et
insinua quil serait très heureux dêtre
reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance
tenante la requête à sa femme. (Il navait
jamais davis quaprès sa femme, dont son
rôle particulier était de mettre à
exécution les désirs, ainsi que les désirs
des fidèles, avec de grandes ressources
dingéniosité.)
Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait te présenter un de ses amis, M. Swann. Quen dis-tu?
«Mais voyons, est-ce quon peut refuser quelque chose à une petite perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes une perfection.»
«Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas «fishing for compliments».
«Eh bien! amenez-le votre ami, sil est agréable.»
Certes le «petit noyau» navait aucun rapport
avec la société où fréquentait Swann,
et de purs mondains auraient trouvé que ce
nétait pas la peine dy occuper comme lui une
situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les
Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes,
quà partir du jour où il avait connu à
peu près toutes celles de laristocratie et où
elles navaient plus rien eu à lui apprendre, il
navait plus tenu à ces lettres de naturalisation,
presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le
faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur
déchange, de lettre de crédit
dénuée de prix en elle-même, mais lui
permettant de simproviser une situation dans tel petit trou
de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du
hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie.
Car le désir ou lamour lui rendait alors un
sentiment de vanité dont il était maintenant exempt
dans lhabitude de la vie (bien que ce fût lui sans
doute qui autrefois lavait dirigé vers cette
carrière mondaine où il avait gaspillé dans
les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son
érudition en matière dart à conseiller
les dames de la société dans leurs achats de
tableaux et pour lameublement de leurs hôtels), et
qui lui faisait désirer de briller, aux yeux dune
inconnue dont il sétait épris, dune
élégance que le nom de Swann à lui tout seul
nimpliquait pas. Il le désirait surtout si
linconnue était dhumble condition. De
même que ce nest pas à un autre homme
intelligent quun homme intelligent aura peur de
paraître bête, ce nest pas par un grand
seigneur, cest par un rustre quun homme
élégant craindra de voir son élégance
méconnue. Les trois quarts des frais desprit et des
mensonges de vanité qui ont été
prodigués depuis que le monde existe par des gens
quils ne faisaient que diminuer, lont
été pour des inférieurs. Et Swann qui
était simple et négligent avec une duchesse,
tremblait dêtre méprisé, posait, quand
il était devant une femme de chambre.
Il nétait pas comme tant de gens qui par paresse,
ou sentiment résigné de lobligation que
crée la grandeur sociale de rester attaché à
un certain rivage, sabstiennent des plaisirs que la
réalité leur présente en dehors de la
position mondaine où ils vivent cantonnés
jusquà leur mort, se contentant de finir par appeler
plaisirs, faute de mieux, une fois quils sont parvenus
à sy habituer, les divertissements médiocres
ou les supportables ennuis quelle renferme.
Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes
avec qui il passait son temps, mais à passer son temps
avec les femmes quil avait dabord trouvées
jolies. Et cétait souvent des femmes de
beauté assez vulgaire, car les qualités physiques
quil recherchait sans sen rendre compte
étaient en complète opposition avec celles qui lui
rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par
les maîtres quil préférait. La
profondeur, la mélancolie de lexpression,
glaçaient ses sens que suffisait au contraire à
éveiller une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille quil eût été plus élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se présentait à ses yeux parée dun charme quil navait pas encore connu, rester dans son «quant à soi» et tromper le désir quelle avait fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir quil eût pu connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le pays, il sétait confiné dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne senfermait pas dans lédifice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied duvre sur de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui nen était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il leût donné pour rien, si enviable que cela parût à dautres. Que de fois son crédit auprès dune duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé loccasion, il sen était défait dun seul coup en réclamant delle par une indiscrète dépêche une recommandation télégraphique qui le mît en relation sur lheure avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup, il sen amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie dhommes intelligents qui ont vécu dans loisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans lidée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes dintérêt que pourrait faire lart ou létude, que la «Vie» contient des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Il lassurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, quil samusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit quayant rencontré en chemin de fer une femme quil avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert quelle était la sur dun souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu dune façon très agréable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dépendît du choix quallait faire le conclave, sil pourrait ou non devenir lamant dune cuisinière.
Ce nétait pas seulement dailleurs la brillante phalange de vertueuses douairières, de généraux, dacadémiciens, avec lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir dentremetteurs. Tous ses amis avaient lhabitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de recommandation ou dintroduction leur était demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les prétextes différents, accusait, plus que neussent fait les maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à mintéresser à son caractère à cause des ressemblances quen de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne létait pas encore, car cest vers lépoque de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur lenveloppe lécriture de son ami, sécriait: «Voilà Swann qui va demander quelque chose: à la garde!» Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à noffrir une chose quaux gens qui nen ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire quil leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et quils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là sétait plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le désir dexciter lenvie, quil était devenu tout ce quil y a de plus charmant pour eux, quil ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grandmère en fredonnant:
«Quel est donc ce mystère
Je ne puis rien comprendre.»
ou:
«Vision fugitive...»
ou:
«Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir.»
Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann: «Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?» la figure de linterlocuteur sallongeait: «Ne prononcez jamais son nom devant moi!»«Mais je croyais que vous étiez si liés...» Il avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grandmère, dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grandmère allait envoyer demander de ses nouvelles quand à loffice elle trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette femme quil allait quitter Paris, quil ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre, cétait elle seule quil avait jugé utile davertir.
Quand sa maîtresse du moment était au contraire
une personne mondaine ou du moins une personne quune
extraction trop humble ou une situation trop
irrégulière nempêchait pas quil
fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y
retournait, mais seulement dans lorbite particulier
où elle se mouvait ou bien où il lavait
entraînée.
«Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous
savez bien que cest le jour dOpéra de son
Américaine.» Il la faisait inviter dans les salons
particulièrement fermés où il avait ses
habitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker; chaque
soir, après quun léger crépelage
ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait
tempéré de quelque douceur la vivacité de
ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa
boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse
à dîner chez lune ou lautre des femmes
de sa coterie; et alors, pensant à ladmiration et
à lamitié que les gens à la mode pour
qui il faisait la pluie et le beau temps et quil allait
retrouver là, lui prodigueraient devant la femme
quil aimait, il retrouvait du charme à cette vie
mondaine sur laquelle il sétait blasé, mais
dont la matière, pénétrée et
colorée chaudement dune flamme insinuée qui
sy jouait, lui semblait précieuse et belle depuis
quil y avait incorporé un nouvel amour.
Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces
flirts, avait été la réalisation plus ou
moins complète dun rêve né de la vue
dun visage ou dun corps que Swann avait,
spontanément, sans sy efforcer, trouvés
charmants, en revanche quand un jour au théâtre il
fut présenté à Odette de Crécy par un
de ses amis dautrefois, qui lui avait parlé
delle comme dune femme ravissante avec qui il
pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en
la lui donnant pour plus difficile quelle
nétait en réalité afin de
paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus
aimable en la lui faisant connaître, elle était
apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais
dun genre de beauté qui lui était
indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui
causait même une sorte de répulsion physique, de ces
femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour
chacun, et qui sont lopposé du type que nos sens
réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop
accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop
saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient
beaux mais si grands quils fléchissaient sous leur
propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient
toujours lair davoir mauvaise mine ou
dêtre de mauvaise humeur. Quelque temps après
cette présentation au théâtre, elle lui avait
écrit pour lui demander à voir ses collections qui
lintéressaient tant, «elle, ignorante qui
avait le goût des jolies choses», disant quil
lui semblait quelle le connaîtrait mieux, quand elle
laurait vu dans «son home» où elle
limaginait «si confortable avec son thé et ses
livres», quoiquelle ne lui eût pas caché
sa surprise quil habitât ce quartier qui devait
être si triste et «qui était si peu smart pour
lui qui létait tant».
Et après quil leut laissée venir, en
le quittant elle lui avait dit son regret dêtre
restée si peu dans cette demeure où elle avait
été heureuse de pénétrer, parlant de
lui comme sil avait été pour elle quelque
chose de plus que les autres êtres quelle connaissait
et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte
de trait dunion romanesque qui lavait fait sourire.
Mais à lâge déjà un peu
désabusé dont approchait Swann et où
lon sait se contenter dêtre amoureux pour le
plaisir de lêtre sans trop exiger de
réciprocité, ce rapprochement des curs,
sil nest plus comme dans la première jeunesse
le but vers lequel tend nécessairement lamour, lui
reste uni en revanche par une association didées si
forte, quil peut en devenir la cause, sil se
présente avant lui. Autrefois on rêvait de
posséder le cur de la femme dont on était
amoureux; plus tard sentir quon possède le cur
dune femme peut suffire à vous en rendre amoureux.
Ainsi, à lâge où il semblerait, comme
on cherche surtout dans lamour un plaisir subjectif, que la
part du goût pour la beauté dune femme devait
y être la plus grande, lamour peut
naîtrelamour le plus physiquesans
quil y ait eu, à sa base, un désir
préalable. A cette époque de la vie, on a
déjà été atteint plusieurs fois par
lamour; il névolue plus seul suivant ses
propres lois inconnues et fatales, devant notre cur
étonné et passif. Nous venons à son aide,
nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En
reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons,
nous faisons renaître les autres. Comme nous
possédons sa chanson, gravée en nous tout
entière, nous navons pas besoin quune femme
nous en dise le débutrempli par ladmiration
quinspire la beauté, pour en trouver la suite.
Et si elle commence au milieu,là où les
curs se rapprochent, où lon parle de
nexister plus que lun pour lautre, nous
avons assez lhabitude de cette musique pour rejoindre tout
de suite notre partenaire au passage où elle nous
attend.
Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et sans doute chacune delles renouvelait pour lui la déception quil éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les particularités dans lintervalle, et quil ne sétait rappelé ni si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané; il regrettait, pendant quelle causait avec lui, que la grande beauté quelle avait ne fût pas du genre de celles quil aurait spontanément préférées. Il faut dailleurs dire que le visage dOdette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse de cheveux quon portait, alors, prolongés en «devants», soulevés en «crêpés», répandus en mèches folles le long des oreilles; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile den apercevoir la continuité (à cause des modes de lépoque et quoiquelle fût une des femmes de Paris qui shabillaient le mieux), tant le corsage, savançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à senfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme lair dêtre composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne sattachaient nullement à lêtre vivant, qui selon que larchitecture de ces fanfreluches se rapprochait ou sécartait trop de la sienne, sy trouvait engoncé ou perdu.
Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en
pensant quelle lui avait dit combien le temps lui durerait
jusquà ce quil lui permît de revenir; il
se rappelait lair inquiet, timide avec lequel elle
lavait une fois prié que ce ne fût pas dans
trop longtemps, et les regards quelle avait eus à ce
moment-là, fixés sur lui en une imploration
craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de
fleurs de pensées artificielles fixé devant son
chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir.
«Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois
chez moi prendre le thé?» Il avait
allégué des travaux en train, une
étudeen réalité abandonnée
depuis des annéessur Ver Meer de Delft. «Je
comprends que je ne peux rien faire, moi chétive, à
côté de grands savants comme vous autres, lui
avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant
laréopage.
Et pourtant jaimerais tant minstruire, savoir,
être initiée. Comme cela doit être amusant de
bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers, avait-elle
ajouté avec lair de contentement de soi-même
que prend une femme élégante pour affirmer que sa
joie est de se livrer sans crainte de se salir à une
besogne malpropre, comme de faire la cuisine en «mettant
elle-même les mains à la pâte».
«Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous
empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je
navais jamais entendu parler de lui; vit-il encore? Est-ce
quon peut voir de ses uvres à Paris, pour que
je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu
ce quil y a sous ce grand front qui travaille tant, dans
cette tête quon sent toujours en train de
réfléchir, me dire: voilà, cest
à cela quil est en train de penser. Quel rêve
ce serait dêtre mêlée à vos
travaux!» Il sétait excusé sur sa peur
des amitiés nouvelles, ce quil avait appelé,
par galanterie, sa peur dêtre malheureux. «Vous
avez peur dune affection? comme cest drôle, moi
qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver
une, avait-elle dit dune voix si naturelle, si convaincue,
quil en avait été remué. Vous avez
dû souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres
sont comme elle.
Elle na pas su vous comprendre; vous êtes un
être si à part. Cest cela que jai
aimé dabord en vous, jai bien senti que vous
nétiez pas comme tout le
monde.»«Et puis dailleurs vous aussi, lui
avait-il dit, je sais bien ce que cest que les femmes, vous
devez avoir des tas doccupations, être peu
libre.»«Moi, je nai jamais rien à
faire!
Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A
nimporte quelle heure du jour ou de la nuit où il
pourrait vous être commode de me voir, faites-moi chercher,
et je serai trop heureuse daccourir. Le ferez-vous?
Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire
présenter à Mme Verdurin chez qui je vais tous les
soirs. Croyez-vous!
si on sy retrouvait et si je pensais que cest un peu
pour moi que vous y êtes!»
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoup dautres images de femmes dans des rêveries romanesques; mais si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à elle, la circonstance qui se présente au moment où un état, latent jusque-là, se déclare, pouvant navoir influé en rien sur lui) limage dOdette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries, si celles-ci nétaient plus séparables de son souvenir, alors limperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni quil eût été, plus ou moins quun autre corps, selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de celle quil aimait, il serait désormais le seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments.
Mon grand-père avait précisément connu, ce quon naurait pu dire daucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui quil appelait le «jeune Verdurin» et quil considérait, un peu en gros, comme tombétout en gardant de nombreux millionsdans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant sil ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin: «A la garde! à la garde! sétait écrié mon grand-père, ça ne métonne pas du tout, cest bien par là que devait finir Swann. Joli milieu! Dabord je ne peux pas faire ce quil me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien! nous allons avoir de lagrément si Swann saffuble des petits Verdurin.»
Et sur la réponse négative de mon grand-père, cest Odette qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.
Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels sétaient joints dans la soirée quelques autres fidèles.
Le docteur Cottard ne savait jamais dune façon certaine de quel ton il devait répondre à quelquun, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie loffre dun sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos quon lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à lhypothèse opposée il nosait pas laisser ce sourire saffirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question quil nosait pas poser: «Dites-vous cela pour de bon?» Il nétait pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait davance à son attitude toute impropriété puisquil prouvait, si elle nétait pas de mise, quil le savait bien et que sil avait adopté celle-là, cétait par plaisanterie.
Sur tous les points cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de sefforcer de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction.
Cest ainsi que, sur les conseils quune mère prévoyante lui avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.
Pour les locutions, il était insatiable de
renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus
précis quelles nont, il eût
désiré savoir ce quon voulait dire exactement
par celles quil entendait le plus souvent employer: la
beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâtons de
chaise, le quart dheure de Rabelais, être le prince
des élégances, donner carte blanche, être
réduit à quia, etc., et dans quels cas
déterminés il pouvait à son tour les faire
figurer dans ses propos. A leur défaut il plaçait
des jeux de mots quil avait appris.
Quant aux noms de personnes nouveaux quon
prononçait devant lui il se contentait seulement de les
répéter sur un ton interrogatif quil pensait
suffisant pour lui valoir des explications quil
naurait pas lair de demander.
Comme le sens critique quil croyait exercer sur tout lui
faisait complètement défaut, le raffinement de
politesse qui consiste à affirmer, à quelquun
quon oblige, sans souhaiter den être cru, que
cest à lui quon a obligation, était
peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel
que fût laveuglement de Mme Verdurin à son
égard, elle avait fini, tout en continuant à le
trouver très fin, par être agacée de voir que
quand elle linvitait dans une avant-scène à
entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce:
«Vous êtes trop aimable dêtre venu,
docteur, dautant plus que je suis sûre que vous avez
déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous
sommes peut-être trop près de la
scène», le docteur Cottard qui était
entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se
préciser ou pour disparaître que quelquun
dautorisé le renseignât sur la valeur du
spectacle, lui répondait: «En effet on est beaucoup
trop près et on commence à être
fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous mavez
exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos
désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous
rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous
être agréable, vous êtes si bonne!» Et
il ajoutait: «Sarah Bernhardt cest bien la Voix
dOr, nest-ce pas? On écrit souvent aussi
quelle brûle les planches. Cest une expression
bizarre, nest-ce pas?» dans lespoir de
commentaires qui ne venaient point.
«Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au docteur. Cest un savant qui vit en dehors de lexistence pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il sen rapporte à ce que nous lui en disons.»«Je navais pas osé te le dire, mais je lavais remarqué», répondit M. Verdurin. Et au jour de lan suivant, au lieu denvoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que cétait bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre quon pouvait difficilement en voir daussi belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé quon aurait,
dans la soirée, M.
Swann: «Swann?» sétait
écrié le docteur dun accent rendu brutal par
la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au
dépourvu que quiconque cet homme qui se croyait
perpétuellement préparé à tout.
Et voyant quon ne lui répondait pas: «Swann?
Qui ça, Swann!» hurla-t-il au comble dune
anxiété qui se détendit soudain quand Mme
Verdurin eut dit: «Mais lami dont Odette nous avait
parlé.»«Ah! bon, bon, ça va
bien», répondit le docteur apaisé. Quant au
peintre il se réjouissait de lintroduction de Swann
chez Mme Verdurin, parce quil le supposait amoureux
dOdette et quil aimait à favoriser les
liaisons. «Rien ne mamuse comme de faire des
mariages, confia-t-il, dans loreille, au docteur Cottard,
jen ai déjà réussi beaucoup,
même entre femmes!»
En disant aux Verdurin que Swann était très «smart», Odette leur avait fait craindre un «ennuyeux». Il leur fit au contraire une excellente impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir ou par lhorreur quil inspire à limagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce quils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique élémentaire de lhomme du monde tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu quon lui présente et sinclinant avec réserve devant lambassadeur à qui on le présente, avait fini par passer sans quil en fût conscient dans toute lattitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens dun milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre dun empressement, se livra à des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il neut un moment de froideur quavec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de lil et lui sourire dun air ambigu avant quils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour sêtre trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, nayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant lallusion de mauvais goût, surtout en présence dOdette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit quune dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa quun mari aussi jeune naurait pas cherché à faire allusion devant sa femme à des divertissements de ce genre; et il cessa de donner à lair entendu du docteur la signification quil redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva gentil. «Peut-être quon vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui feignait dêtre piqué, et quon vous montrera le portrait de Cottard (elle lavait commandé au peintre). Pensez bien, «monsieur» Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui cétait une plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de lil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, cest son sourire, ce que je vous ai demandé cest le portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités leussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit dabord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde, même dun vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon cur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa science darchiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce quon sentait quelle trahissait moins un défaut de la langue quune qualité de lâme, comme un reste de linnocence du premier âge quil navait jamais perdue. Toutes les consonnes quil ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme Verdurin leffet de renverser les rôles (au point quen réponse, elle dit en insistant sur la différence: «Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette»), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que dailleurs les Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce quelle croyait quen noir on est toujours bien et que cest ce quil y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge comme chaque fois quelle venait de manger. Elle sinclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme elle navait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle prononçait exprès dune manière confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé dun tel vague quon ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation nétait quun graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement delle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut piqué.
«Cest une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde quelle nest pas étourdissante; mais je vous assure quelle est agréable quand on cause seul avec elle. «Je nen doute pas, sempressa de concéder Swann. Je voulais dire quelle ne me semblait pas «éminente» ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme cest plutôt un compliment!» «Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit dune manière charmante. Vous navez jamais entendu son neveu? cest admirable, nest-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann?»
«Mais ce sera un bonheur..., commençait à répondre Swann, quand le docteur linterrompit dun air moqueur. En effet ayant retenu que dans la conversation lemphase, lemploi de formes solennelles, était suranné, dès quil entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de lêtre le mot «bonheur», il croyait que celui qui lavait prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce quil appelait un vieux cliché, si courant que ce mot fût dailleurs, le docteur supposait que la phrase commencée était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu commun quil semblait accuser son interlocuteur davoir voulu placer, alors que celui-ci ny avait jamais pensé.
«Un bonheur pour la France!» sécria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put sempêcher de rire.
«Quest-ce quils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a lair de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, sécria Mme Verdurin. Si vous croyez que je mamuse, moi, à rester toute seule en pénitence», ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant lenfant.
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, quun violoniste de ce pays lui avait donné et quelle conservait quoiquil rappelât la forme dun escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens quelle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient lhabitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader quon sen tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent; mais elle ny réussissait pas et cétait chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate détrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et ségayait de leurs «fumisteries», mais depuis laccident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, quelle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux,et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention dêtre aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon sessoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse dune incessante et fictive hilarité, elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux doiseau quune taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle neût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et nen laissaient plus rien voir, elle avait lair de sefforcer de réprimer, danéantir un rire qui, si elle sy fût abandonnée, leût conduite à lévanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et dassentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait damabilité.
Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission dallumer sa pipe («ici on ne se gêne pas, on est entre camarades»), priait le jeune artiste de se mettre au piano.
«Allons, voyons, ne lennuie pas, il nest pas ici pour être tourmenté, sécria Mme Verdurin, je ne veux pas quon le tourmente moi!»
«Mais pourquoi veux-tu que ça lennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte, il va nous jouer larrangement pour piano.»
«Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je nai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce nest pas vous qui garderez le lit huit jours!»
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la «Patronne» et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près delle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, quil se passait quelque chose, leur disant, comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants: «Écoutez, écoutez.» Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui navaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que dhabitude.
Eh bien! voyons, cest entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que landante.
«Que landante, comme tu y vas» sécria Mme Verdurin. «Cest justement landante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron! Cest comme si dans la «Neuvième» il disait: nous nentendrons que le finale, ou dans «les Maîtres» que louverture.»
Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le pianiste, non pas quil crût feints les troubles que la musique lui donnaitil y reconnaissait certains états neurasthéniquesmais par cette habitude quont beaucoup de médecins, de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès quest en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils conseillent doublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.
Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous vous soignerons.
Bien vrai? répondit Mme Verdurin, comme si devant
lespérance dune telle faveur il ny avait
plus quà capituler. Peut-être aussi à
force de dire quelle serait malade, y avait-il des moments
où elle ne se rappelait plus que cétait un
mensonge et prenait une âme de malade.
Or ceux-ci, fatigués dêtre toujours
obligés de faire dépendre de leur sagesse la
rareté de leurs accès, aiment se laisser aller
à croire quils pourront faire impunément tout
ce qui leur plaît et leur fait mal dhabitude,
à condition de se remettre en les mains dun
être puissant, qui, sans quils aient aucune peine
à prendre, dun mot ou dune pilule, les
remettra sur pied.
Odette était allée sasseoir sur un canapé de tapisserie qui était près du piano:
Vous savez, jai ma petite place, dit-elle à Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:
«Vous nêtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté dOdette, nest-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann?»
«Quel joli beauvais, dit avant de sasseoir Swann qui cherchait à être aimable.»
«Ah! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir daussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils nont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à lheure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de lOurs et les Raisins. Est-ce dessiné? Quest-ce que vous en dites, je crois quils le savaient plutôt, dessiner! Est-elle assez appétissante cette vigne? Mon mari prétend que je naime pas les fruits parce que jen mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je nai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Quest ce que vous avez tous à rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. Dautres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous nentendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
«Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond,
dit-elle en se tournant vers Swann, on nous défend
à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que
cela. Mais il ny a pas une chair comparable à
cela!
Quand M. Verdurin me faisait lhonneur dêtre
jaloux de moiallons, sois poli au moins, ne dis pas que tu
ne las jamais été...»
«Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à témoin: est-ce que jai dit quelque chose?»
Swann palpait les bronzes par politesse et nosait pas cesser tout de suite.
Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant cest vous quon va caresser, quon va caresser dans loreille; vous aimez cela, je pense; voilà un petit jeune homme qui va sen charger.
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui quavec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi:
Lannée précédente, dans une
soirée, il avait entendu une uvre musicale
exécutée au piano et au violon. Dabord, il
navait goûté que la qualité
matérielle des sons sécrétés par les
instruments. Et çavait déjà
été un grand plaisir quand au-dessous de la petite
ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il
avait vu tout dun coup chercher à
sélever en un clapotement liquide, la masse de la
partie de piano, multiforme, indivise, plane et
entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme
et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement
distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui
plaisait, charmé tout dun coup, il avait
cherché à recueillir la phrase ou
lharmonieil ne savait lui-mêmequi passait
et qui lui avait ouvert plus largement lâme, comme
certaines odeurs de roses circulant dans lair humide du
soir ont la propriété de dilater nos narines.
Peut-être est-ce parce quil ne savait pas la musique
quil avait pu éprouver une impression aussi confuse,
une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les
seules purement musicales, inattendues, entièrement
originales, irréductibles à tout autre ordre
dimpressions. Une impression de ce genre pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes
que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur
hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux
des surfaces de dimensions variées, à tracer des
arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de
ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les
notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez
formées en nous pour ne pas être submergées
par celles quéveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression
continuerait à envelopper de sa liquidité et de son
«fondu» les motifs qui par instants en
émergent, à peine discernables, pour plonger
aussitôt et disparaître, connus seulement par le
plaisir particulier quils donnent, impossibles à
décrire, à se rappeler, à nommer,
ineffables,si la mémoire, comme un ouvrier qui
travaille à établir des fondations durables au
milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés
de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer
à celles qui leur succèdent et de les
différencier. Ainsi à peine la sensation
délicieuse que Swann avait ressentie était-elle
expirée, que sa mémoire lui en avait fourni
séance tenante une transcription sommaire et provisoire,
mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le
morceau continuait, si bien que quand la même impression
était tout dun coup revenue, elle
nétait déjà plus insaisissable. Il
sen représentait létendue, les
groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive;
il avait devant lui cette chose qui nest plus de la musique
pure, qui est du dessin, de larchitecture, de la
pensée, et qui permet de se rappeler la musique.
Cette fois il avait distingué nettement une phrase
sélevant pendant quelques instants au-dessus des
ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des
voluptés particulières, dont il navait jamais
eu lidée avant de lentendre, dont il sentait
que rien autre quelle ne pourrait les lui faire
connaître, et il avait éprouvé pour elle
comme un amour inconnu.
Dun rythme lent elle le dirigeait ici dabord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout dun coup au point où elle était arrivée et doù il se préparait à la suivre, après une pause dun instant, brusquement elle changeait de direction et dun mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle lentraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin delle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante quil a aperçue un moment vient de faire entrer limage dune beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans quil sache seulement sil pourra revoir jamais celle quil aime déjà et dont il ignore jusquau nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un
instant devoir amorcer chez Swann la possibilité
dune sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer
sa vie à un but idéal et la bornait à la
poursuite de satisfactions quotidiennes, quil croyait, sans
jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus
jusquà sa mort; bien plus, ne se sentant plus
didées élevées dans lesprit, il
avait cessé de croire à leur réalité,
sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il
pris lhabitude de se réfugier dans des
pensées sans importance qui lui permettaient de laisser de
côté le fond des choses. De même quil ne
se demandait pas sil neût pas mieux fait de ne
pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude
que sil avait accepté une invitation il devait
sy rendre et que sil ne faisait pas de visite
après il lui fallait laisser des cartes, de même
dans sa conversation il sefforçait de ne jamais
exprimer avec cur une opinion intime sur les choses, mais
de fournir des détails matériels qui valaient en
quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas
donner sa mesure. Il était extrêmement précis
pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de
la mort dun peintre, pour la nomenclature de ses
uvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller
à émettre un jugement sur une uvre, sur une
manière de comprendre la vie, mais il donnait alors
à ses paroles un ton ironique comme sil
nadhérait pas tout entier à ce quil
disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui tout
dun coup, un pays où ils sont arrivés, un
régime différent, quelquefois une évolution
organique, spontanée et mystérieuse, semblent
amener une telle régression de leur mal quils
commencent à envisager la possibilité
inespérée de commencer sur le tard une vie toute
différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la
phrase quil avait entendue, dans certaines sonates
quil sétait fait jouer, pour voir sil ne
ly découvrirait pas, la présence dune
de ces réalités invisibles auxquelles il avait
cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait
eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte
dinfluence élective, il se sentait de nouveau le
désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais
nétant pas arrivé à savoir de qui
était luvre quil avait entendue, il
navait pu se la procurer et avait fini par loublier.
Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes
qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les
avait interrogées; mais plusieurs étaient
arrivées après la musique ou parties avant;
certaines pourtant étaient là pendant quon
lexécutait mais étaient allées causer
dans un autre salon, et dautres restées à
écouter navaient pas entendu plus que les
premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient
que cétait une uvre nouvelle que les artistes
quils avaient engagés avaient demandé
à jouer; ceux-ci étant partis en tournée,
Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis
musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et
intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses
yeux les formes quelle dessinait, il était pourtant
incapable de la leur chanter. Puis il cessa dy penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout dun coup après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, séchappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante quil aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et quaucun autre naurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme sil eût rencontré dans un salon ami une personne quil avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. A la fin, elle séloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que cétait landante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait lavoir chez lui aussi souvent quil voudrait, essayer dapprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann sapprocha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.
Quel charmeur, nest-ce pas, dit-elle à Swann; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. Cest tout excepté du piano, ma parole! Chaque fois jy suis reprise, je crois entendre un orchestre. Cest même plus beau que lorchestre, plus complet.
Le jeune pianiste sinclina, et, souriant, soulignant les mots comme sil avait fait un trait desprit:
«Vous êtes très indulgente pour moi», dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari: «Allons, donne-lui de lorangeade, il la bien méritée», Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit dun peu loin: «Eh bien! il me semble quon est en train de vous dire de belles choses, Odette», elle répondit: «Oui, de très belles» et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son uvre, sur lépoque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce quavait pu signifier pour lui la petite phrase, cest cela surtout quil aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession dadmirer ce
musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était
vraiment belle, Mme Verdurin sétait
écriée: «Je vous crois un peu quelle
est belle! Mais on navoue pas quon ne connaît
pas la sonate de Vinteuil, on na pas le droit de ne pas la
connaître», et le peintre avait ajouté:
«Ah!
cest tout à fait une très grande machine,
nest-ce pas. Ce nest pas si vous voulez la chose
«cher» et «public», nest-ce pas,
mais cest la très grosse impression pour les
artistes»), ces gens semblaient ne sêtre jamais
posé ces questions car ils furent incapables dy
répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée:
«Tiens, cest amusant, je navais jamais fait attention; je vous dirai que je naime pas beaucoup chercher la petite bête et mégarer dans des pointes daiguille; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce nest pas le genre de la maison», répondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot dexpressions toutes faites. Dailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre ladmiration pour une musique quils savouaient lun à lautre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce quil en a puisé dans les poncifs dun art lentement assimilé, et quun artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux lharmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate quil accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (cest-à-dire dépourvue de lélégance de lécole de peinture à travers laquelle ils voyaient dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche neût pas su comment était construite une épaule et que les femmes nont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles sétant dispersés, le docteur sentit quil y avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à leau pour apprendre, mais choisit un moment où il ny a pas trop de monde pour le voir:
Alors, cest ce quon appelle un musicien di
primo cartello!
sécria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que lapparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand public.
Je connais bien quelquun qui sappelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des surs de ma grandmère.
Cest peut-être lui, sécria Mme Verdurin.
Oh! non, répondit Swann en riant. Si vous laviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
Alors poser la question cest la résoudre? dit le docteur.
Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin dune vieille bête. Si cela était, javoue quil ny a pas de supplice que je ne mimposerais pour que la vieille bête me présentât à lauteur de la sonate: dabord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux.
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
Comment, sécria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par Potain!
Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que vous parlez dun de mes confères, je devrais dire un de mes maîtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé daliénation mentale. Et il assurait quon pouvait sen apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla; car une uvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont laltération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose daussi mystérieux que la folie dune chienne, la folie dun cheval, qui pourtant sobservent en effet.
Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton dune personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis quelle. Vous ne tuez pas vos malades, vous, au moins!
Mais, Madame, il est de lAcadémie, répliqua le docteur dun ton air ironique. Si un malade préfère mourir de la main dun des princes de la science... Cest beaucoup plus chic de pouvoir dire: «Cest Potain qui me soigne.»
Ah! cest plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant? je ne savais pas ça... Ce que vous mamusez, sécria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans mapercevoir que vous me faisiez monter à larbre.
Quant à M. Verdurin, trouvant que cétait un peu fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse quil ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de lamabilité.
Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple, charmant; si vous navez jamais à nous présenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann navait pas apprécié la tante du pianiste.
Il sest senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs années. La première fois ne compte pas, cétait utile pour prendre langue. Odette, il est convenu quil viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
Mais non, il ne veut pas.
Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu quil naille pas lâcher au dernier moment!
A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre nimporte où, quelquefois dans les restaurants de banlieue où on allait peu encore, car ce nétait pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières, de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de lenterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotées quil eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain lhabitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit:
Je vous promets de men occuper, vous laurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à lElysée.
Comment ça, à lElysée? cria le docteur Cottard dune voix tonnante.
Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de leffet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:
Ça vous prend souvent?
Généralement, une fois lexplication donnée, Cottard disait: «Ah! bon, bon, ça va bien» et ne montrait plus trace démotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer lapaisement habituel, portèrent au comble son étonnement quun homme avec qui il dînait, qui navait ni fonctions officielles, ni illustration daucune sorte, frayât avec le Chef de lÉtat.
Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de lair stupide et incrédule dun municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément quil va être reçu à linstant et le dirige sur linfirmerie spéciale du dépôt.
Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il nosa pas dire que cétait le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners nont rien damusant, ils sont dailleurs très simples, on nest jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait deffacer ce que semblaient avoir de trop éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République.
Aussitôt Cottard, sen rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur dune invitation chez M. Grévy, que cétait chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il ne sétonna plus que Swann, aussi bien quun autre, fréquentât lElysée, et même il le plaignait un peu daller à des déjeuners que linvité avouait lui-même être ennuyeux.
«Ah! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton dun douanier, méfiant tout à lheure, mais qui, après vos explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
«Ah! je vous crois quils ne doivent pas
être amusants ces déjeuners, vous avez de la vertu
dy aller, dit Mme Verdurin, à qui le
Président de la République apparaissait comme un
ennuyeux particulièrement redoutable parce quil
disposait de moyens de séduction et de contrainte qui,
employés à légard des fidèles,
eussent été capables de les faire lâcher. Il
paraît quil est sourd comme un pot et quil
mange avec ses doigts.»
Mais le prestige quavait à ses yeux le Président de la République finit pourtant par triompher et de lhumilité de Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations personnelles avec M. Grévy. Cest bien ce quon appelle un gentleman?» Il alla même jusquà lui offrir une carte dinvitation pour lexposition dentaire.
«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce que jai eu des amis qui ne le savaient pas et qui sen sont mordu les doigts.»
Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet quavait produit sur sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont il navait jamais parlé.
Si lon navait pas arrangé une partie au dehors, cest chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir et nacceptait presque jamais à dîner malgré les instances dOdette.
«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela», lui disait-elle.
«Et Mme Verdurin?»
«Oh! ce serait bien simple. Je naurais quà dire que ma robe na pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de sarranger.
«Vous êtes gentille.»
Mais Swann se disait que sil montrait à Odette
(en consentant seulement à la retrouver après
dîner), quil y avait des plaisirs quil
préférait à celui dêtre avec
elle, le goût quelle ressentait pour lui ne
connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et,
dautre part, préférant infiniment à
celle dOdette, la beauté dune petite
ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et dont
il était épris, il aimait mieux passer le
commencement de la soirée avec elle, étant
sûr de voir Odette ensuite. Cest pour les mêmes
raisons quil nacceptait jamais quOdette
vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
ouvrière lattendait près de chez lui à
un coin de rue que son cocher Rémi connaissait, elle
montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusquau moment où la voiture
larrêtait devant chez les Verdurin. A son
entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
quil avait envoyées le matin lui disait: «Je
vous gronde» et lui indiquait une place à
côté dOdette, le pianiste jouait pour eux
deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme
lair national de leur amour. Il commençait par la
tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures
on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout
dun coup ils semblaient sécarter et comme dans
ces tableaux de Pieter De Hooch, quapprofondit le cadre
étroit dune porte entrouverte, tout au loin,
dune couleur autre, dans le velouté dune
lumière interposée, la petite phrase apparaissait,
dansante, pastorale, intercalée, épisodique,
appartenant à un autre monde. Elle passait à plis
simples et immortels, distribuant çà et là
les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire;
mais Swann y croyait distinguer maintenant du
désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa
grâce légère, elle avait quelque chose
daccompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins
en elle-même,en ce quelle pouvait exprimer pour
un musicien qui ignorait lexistence et de lui et
dOdette quand il lavait composée, et pour tous
ceux qui lentendraient dans des siècles, que
comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les
Verdurin que pour le petit pianiste, faisait penser à
Odette en même temps quà lui, les unissait;
cétait au point que, comme Odette, par caprice,
len avait prié, il avait renoncé à son
projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière,
dont il continua à ne connaître que ce passage.
«Quavez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit.
Cest ça notre morceau.» Et même,
souffrant de songer, au moment où elle passait si proche
et pourtant à linfini, que tandis quelle
sadressait à eux, elle ne les connaissait pas, il
regrettait presque quelle eût une signification, une
beauté intrinsèque et fixe, étrangère
à eux, comme en des bijoux donnés, ou même en
des lettres écrites par une femme aimée, nous en
voulons à leau de la gemme, et aux mots du langage,
de ne pas être faits uniquement de lessence
dune liaison passagère et dun être
particulier.
Souvent il se trouvait quil sétait tant attardé avec la jeune ouvrière avant daller chez les Verdurin, quune fois la petite phrase jouée par le pianiste, Swann sapercevait quil était bientôt lheure quOdette rentrât. Il la reconduisait jusquà la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière lArc de Triomphe. Et cétait peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, quil sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, darriver chez les Verdurin avec elle, à lexercice de ce droit quelle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait limpression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne lempêchait dêtre encore avec lui, après quil lavait quittée.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle venait den descendre et quil lui disait à demain, elle cueillit précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et le lui donna avant quil fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours la fleur fut fanée, il lenferma précieusement dans son secrétaire.
Mais il nentrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans laprès-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle «prendre le thé». Lisolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs quil avait trouvées en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée
surélevé, la chambre à coucher dOdette
qui donnait derrière sur une petite rue parallèle,
un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et
doù tombaient des étoffes orientales, des
fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise
suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas
priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation
occidentale séclairait au gaz), montait au salon et
au petit salon. Ils étaient précédés
dun étroit vestibule dont le mur quadrillé
dun treillage de jardin, mais doré, était
bordé dans toute sa longueur dune caisse
rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une
rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares
à cette époque, mais bien éloignés
cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus
tard à obtenir. Swann était agacé par la
mode qui depuis lannée dernière se portait
sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la
pénombre de la pièce zébrée de rose,
dorangér et de blanc par les rayons odorants de ces
astres éphémères qui sallument dans
les jours gris. Odette lavait reçu en robe de
chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle lavait
fait asseoir près delle dans un des nombreux
retraits mystérieux qui étaient
ménagés dans les enfoncements du salon,
protégés par dimmenses palmiers contenus dans
des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels
étaient fixés des photographies, des nuds de
rubans et des éventails.
Elle lui avait dit: «Vous nêtes pas
confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous
arranger», et avec le petit rire vaniteux quelle
aurait eu pour quelque invention particulière à
elle, avait installé derrière la tête de
Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise
quelle pétrissait comme si elle avait
été prodigue de ces richesses et insoucieuse de
leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu
apporter successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes
enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient
isolées ou par couples, toutes sur des meubles
différents comme sur des autels et qui dans le
crépuscule déjà presque nocturne de cette
fin daprès-midi dhiver avaient fait
reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et
plus humain,faisant peut-être rêver dans la rue
quelque amoureux arrêté devant le mystère de
la présence que décelaient et cachaient à la
fois les vitres rallumées, elle avait
surveillé sévèrement du coin de
lil le domestique pour voir sil les posait bien
à leur place consacrée. Elle pensait quen en
mettant une seule là où il ne fallait pas,
leffet densemble de son salon eût
été détruit, et son portrait, placé
sur un chevalet oblique drapé de peluche, mal
éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les
mouvements de cet homme grossier et le réprimanda-t-elle
vivement parce quil avait passé trop près de
deux jardinières quelle se réservait de
nettoyer elle-même dans sa peur quon ne les
abîmât et quelle alla regarder de près
pour voir sil ne les avait pas écornées. Elle
trouvait à tous ses bibelots chinois des formes
«amusantes», et aussi aux orchidées, aux
catleyas surtout, qui étaient, avec les
chrysanthèmes, ses fleurs préférées,
parce quils avaient le grand mérite de ne pas
ressembler à des fleurs, mais dêtre en soie,
en satin. «Celle-là a lair dêtre
découpée dans la doublure de mon manteau»,
dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec
une nuance destime pour cette fleur si «chic»,
pour cette sur élégante et imprévue
que la nature lui donnait, si loin delle dans
léchelle des êtres et pourtant
raffinée, plus digne que bien des femmes quelle lui
fit une place dans son salon. En lui montrant tour à tour
des chimères à langues de feu décorant une
potiche ou brodées sur un écran, les corolles
dun bouquet dorchidées, un dromadaire
dargent niellé aux yeux incrustés de rubis
qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade,
elle affectait tour à tour davoir peur de la
méchanceté, ou de rire de la cocasserie des
monstres, de rougir de lindécence des fleurs et
déprouver un irrésistible désir
daller embrasser le dromadaire et le crapaud quelle
appelait: «chéris». Et ces affectations
contrastaient avec la sincérité de certaines de ses
dévotions, notamment à Notre-Dame du Laghet qui
lavait jadis, quand elle habitait Nice, guérie
dune maladie mortelle et dont elle portait toujours sur
elle une médaille dor à laquelle elle
attribuait un pouvoir sans limites.
Odette fit à Swann «son» thé, lui
demanda: «Citron ou crème?» et comme il
répondit «crème», lui dit en riant:
«Un nuage!» Et comme il le trouvait bon: «Vous
voyez que je sais ce que vous aimez.» Ce thé en
effet avait paru à Swann quelque chose de précieux
comme à elle-même et lamour a tellement besoin
de se trouver une justification, une garantie de durée,
dans des plaisirs qui au contraire sans lui nen seraient
pas et finissent avec lui, que quand il lavait
quittée à sept heures pour rentrer chez lui
shabiller, pendant tout le trajet quil fit dans son
coupé, ne pouvant contenir la joie que cet
après-midi lui avait causée, il se
répétait: «Ce serait bien agréable
davoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait
trouver cette chose si rare, du bon thé.» Une heure
après, il reçut un mot dOdette, et reconnut
tout de suite cette grande écriture dans laquelle une
affectation de raideur britannique imposait une apparence de
discipline à des caractères informes qui eussent
signifié peut-être pour des yeux moins
prévenus le désordre de la pensée,
linsuffisance de léducation, le manque de
franchise et de volonté. Swann avait oublié son
étui à cigarettes chez Odette. «Que ny
avez-vous oublié aussi votre cur, je ne vous aurais
pas laissé le reprendre.»
Une seconde visite quil lui fit eut plus
dimportance peut-être. En se rendant chez elle ce
jour-là comme chaque fois quil devait la voir
davance, il se la représentait; et la
nécessité où il était pour trouver
jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et
fraîches, les joues quelle avait si souvent jaunes,
languissantes, parfois piquées de petits points rouges,
laffligeait comme une preuve que lidéal est
inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait une
gravure quelle désirait voir. Elle était un
peu souffrante; elle le reçut en peignoir de crêpe
de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une
étoffe richement brodée. Debout à
côté de lui, laissant couler le long de ses joues
ses cheveux quelle avait dénoués,
fléchissant une jambe dans une attitude
légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans
fatigue vers la gravure quelle regardait, en inclinant la
tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades
quand elle ne sanimait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de
Jéthro, quon voit dans une fresque de la chapelle
Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier
daimer à retrouver dans la peinture des
maîtres non pas seulement les caractères
généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de
généralité, les traits individuels des
visages que nous connaissons: ainsi, dans la matière
dun buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des
pommettes, lobliquité des sourcils, enfin la
ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs
dun Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait
de Tintoret, lenvahissement du gras de la joue par
limplantation des premiers poils des favoris, la cassure du
nez, la pénétration du regard, la congestion des
paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant
toujours gardé un remords davoir borné sa vie
aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il
trouver une sorte dindulgent pardon à lui
accordé par les grands artistes, dans ce fait quils
avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait
entrer dans leur uvre, de tels visages qui donnent à
celle-ci un singulier certificat de réalité et de
vie, une saveur moderne; peut-être aussi
sétait-il tellement laissé gagner par la
frivolité des gens du monde quil éprouvait le
besoin de trouver dans une uvre ancienne ces allusions
anticipées et rajeunissantes à des noms propres
daujourdhui.
Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment
une nature dartiste pour que ces caractéristiques
individuelles lui causassent du plaisir en prenant une
signification plus générale, dès quil
les apercevait déracinées, délivrées,
dans la ressemblance dun portrait plus ancien avec un
original quil ne représentait pas. Quoi quil
en soit et peut-être parce que la plénitude
dimpressions quil avait depuis quelque temps et bien
quelle lui fût venue plutôt avec lamour
de la musique, avait enrichi même son goût pour la
peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann
une influence durable, quil trouva à ce
moment-là dans la ressemblance dOdette avec la
Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus
volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de luvre véritable du
peintre lidée banale et fausse qui sen est
vulgarisée. Il nestima plus le visage dOdette
selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et
daprès la douceur purement carnée quil
supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses
lèvres si jamais il osait lembrasser, mais comme un
écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards
dévidèrent, poursuivant la courbe de leur
enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à
leffusion des cheveux et à la flexion des
paupières, comme en un portrait delle en lequel son
type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans
son visage et dans son corps, que dès lors il chercha
toujours à y retrouver soit quil fût
auprès dOdette, soit quil pensât
seulement à elle, et bien quil ne tînt sans
doute au chef-duvre florentin que parce quil le
retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la
rendait plus précieuse. Swann se reprocha davoir
méconnu le prix dun être qui eût paru
adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir
quil avait à voir Odette trouvât une
justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit
quen associant la pensée dOdette à ses
rêves de bonheur il ne sétait pas
résigné à un pis-aller aussi imparfait
quil lavait cru jusquici, puisquelle
contentait en lui ses goûts dart les plus
raffinés. Il oubliait quOdette nétait
pas plus pour cela une femme selon son désir, puisque
précisément son désir avait toujours
été orienté dans un sens opposé
à ses goûts esthétiques. Le mot
d«uvre florentine» rendit un grand
service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire
pénétrer limage dOdette dans un monde
de rêves, où elle navait pas eu accès
jusquici et où elle simprégna de
noblesse.
Et tandis que la vue purement charnelle quil avait eue de
cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur
la qualité de son visage, de son corps, de toute sa
beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furent
détruits, cet amour assuré quand il eut à la
place pour base les données dune esthétique
certaine; sans compter que le baiser et la possession qui
semblaient naturels et médiocres sils lui
étaient accordés par une chair abîmée,
venant couronner ladoration dune pièce de
musée, lui parurent devoir être surnaturels et
délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait quil était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-duvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime quil contemplait tantôt avec lhumilité, la spiritualité et le désintéressement dun artiste, tantôt avec lorgueil, légoïsme et la sensualité dun collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une
photographie dOdette, une reproduction de la fille de
Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat
visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles
merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et
adaptant ce quil trouvait beau jusque-là dune
façon esthétique à lidée
dune femme vivante, il le transformait en mérites
physiques quil se félicitait de trouver
réunis dans un être quil pourrait
posséder.
Cette vague sympathie qui nous porte vers un
chef-duvre que nous regardons, maintenant quil
connaissait loriginal charnel de la fille de Jéthro,
elle devenait un désir qui suppléa désormais
à celui que le corps dOdette ne lui avait pas
dabord inspiré. Quand il avait regardé
longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli
à lui quil trouvait plus beau encore et approchant
de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer
Odette contre son cur.
Et cependant ce nétait pas seulement la lassitude dOdette quil singéniait à prévenir, cétait quelquefois aussi la sienne propre; sentant que depuis quOdette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait navoir pas grandchose à lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque dun jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul lavait rendu et gardé amoureux. Et pour renouveler un peu laspect moral, trop figé, dOdette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout dun coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées quil lui faisait porter avant le dîner. Il savait quelle allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme, jailliraient des mots quelle ne lui avait encore jamais dits; et en effet cest de cette façon quil avait obtenu les lettres les plus tendres quelle lui eût encore écrites dont lune, quelle lui avait fait porter à midi de la «Maison Dorée» (cétait le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire», et quil avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chrysanthème. Ou bien si elle navait pas eu le temps de lui écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui dirait: «Jai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité sur son visage et dans ses paroles ce quelle lui avait caché jusque-là de son cur.
Rien quen approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il sattendrissait en pensant à lêtre charmant quil allait voir épanoui dans leur lumière dor. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures quon intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette dOdette. Puis, dès quil était arrivé, sans quil sen rendit compte, ses yeux brillaient dune telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça chauffe.» Et la présence dOdette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont nétait pourvue aucune de celles où il était reçu: une sorte dappareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social quétait le petit «clan» prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi quil lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois quayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusquau bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment daller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard quOdette, croyant quil ne viendrait plus, était partie. En voyant quelle nétait plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cur; il tremblait dêtre privé dun plaisir quil mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même nous empêche dapercevoir aucunement leur grandeur.
«As-tu vu la tête quil a fait quand il sest aperçu quelle nétait pas là? dit M. Verdurin à sa femme, je crois quon peut dire quil est pincé!»
«La tête quil a fait?» demanda avec violence le docteur Cottard qui, étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne savait pas de qui on parlait.
«Comment vous navez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann»?
«Non. M. Swann est venu»?
Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.
«Vous voulez dire quelle est du dernier bien avec lui, quelle lui a fait voir lheure du berger», dit le docteur, expérimentant avec prudence le sens de ces expressions.
«Mais non, il ny a absolument rien, et entre nous, je trouve quelle a bien tort et quelle se conduit comme une fameuse cruche, quelle est du reste.»
«Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, quest-ce que tu en sais quil ny a rien, nous navons pas été y voir, nest-ce pas.»
«A moi, elle me laurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je vous dis quelle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle na plus personne en ce moment, je lui ai dit quelle devrait coucher avec lui. Elle prétend quelle ne peut pas, quelle a bien eu un fort béguin pour lui mais quil est timide avec elle, que cela lintimide à son tour, et puis quelle ne laime pas de cette manière-là, que cest un être idéal, quelle a peur de déflorer le sentiment quelle a pour lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce quil lui faut.»
«Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne me revient quà demi ce monsieur; je le trouve poseur.»
Mme Verdurin simmobilisa, prit une expression inerte comme si elle était devenue une statue, fiction qui lui permit dêtre censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait lair dimpliquer quon pouvait «poser» avec eux, donc quon était «plus queux».
«Enfin, sil ny a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne peut rien dire, puisquil a lair de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu ce quil lui débitait lautre soir sur la sonate de Vinteuil; jaime Odette de tout mon cur, mais pour lui faire des théories desthétique, il faut tout de même être un fameux jobard!»
«Voyons, ne dites pas du mal dOdette, dit Mme Verdurin en faisant lenfant. Elle est charmante.»
«Mais cela ne lempêche pas dêtre charmante; nous ne disons pas du mal delle, nous disons que ce nest pas une vertu ni une intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce quelle soit vertueuse? Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait?»
Sur le palier, Swann avait été rejoint par le
maître dhôtel qui ne se trouvait pas là
au moment où il était arrivé et avait
été chargé par Odette de lui dire,mais
il y avait bien une heure déjà,au cas
où il viendrait encore, quelle irait probablement
prendre du chocolat chez Prévost avant de rentrer. Swann
partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture
était arrêtée par dautres ou par des
gens qui traversaient, odieux obstacles quil eût
été heureux de renverser si le procès-verbal
de lagent ne leût retardé plus encore
que le passage du piéton. Il comptait le temps quil
mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes
pour être sûr de ne pas les avoir faites trop
courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande
quelle nétait en réalité sa
chance darriver assez tôt et de trouver encore
Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient
de dormir et qui prend conscience de labsurdité des
rêvasseries quil ruminait sans se distinguer
nettement delles, Swann tout dun coup aperçut
en lui létrangeté des pensées
quil roulait depuis le moment où on lui avait dit
chez les Verdurin quOdette était déjà
partie, la nouveauté de la douleur au cur dont il
souffrait, mais quil constata seulement comme sil
venait de séveiller. Quoi? toute cette agitation
parce quil ne verrait Odette que demain, ce que
précisément il avait souhaité, il y a une
heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut bien obligé
de constater que dans cette même voiture qui
lemmenait chez Prévost, il nétait plus
le même, et quil nétait plus seul,
quun être nouveau était là avec lui,
adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne
pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il
allait être obligé duser de ménagements
comme avec un maître ou avec une maladie.
Et pourtant depuis un moment quil sentait quune
nouvelle personne sétait ainsi ajoutée
à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante.
Cest à peine sil se disait que cette
rencontre possible chez Prévost (de laquelle
lattente saccageait, dénudait à ce point les
moments qui la précédaient quil ne trouvait
plus une seule idée, un seul souvenir derrière
lequel il pût faire reposer son esprit), il était
probable pourtant, si elle avait lieu, quelle serait comme
les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dès
quil serait avec Odette, jetant furtivement sur son
changeant visage un regard aussitôt détourné
de peur quelle ny vît lavance dun
désir et ne crût plus à son
désintéressement, il cesserait de pouvoir penser
à elle, trop occupé à trouver des
prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de
suite et de sassurer, sans avoir lair dy tenir,
quil la retrouverait le lendemain chez les Verdurin:
cest-à-dire de prolonger pour linstant et de
renouveler un jour de plus la déception et la torture que
lui apportait la vaine présence de cette femme quil
approchait sans oser létreindre.
Elle nétait pas chez Prévost; il voulut
chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du
temps, pendant quil visitait les uns, il envoya dans les
autres son cocher Rémi (le doge Loredan de Rizzo)
quil alla attendre ensuitenayant rien
trouvé lui-mêmeà lendroit
quil lui avait désigné. La voiture ne
revenait pas et Swann se représentait le moment qui
approchait, à la fois comme celui où Rémi
lui dirait: «Cette dame est là», et comme
celui où Rémi lui dirait, «cette dame
nétait dans aucun des cafés.» Et ainsi
il voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant
alternative, précédée soit par la rencontre
dOdette qui abolirait son angoisse, soit, par le
renoncement forcé à la trouver ce soir, par
lacceptation de rentrer chez lui sans lavoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment où il sarrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas: «Avez-vous trouvé cette dame?» mais: «Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la provision doit commencer à sépuiser.» Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle lattendait, la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse et quil navait pas besoin de se presser datteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne séchapperait plus. Mais aussi cétait par force dinertie; il avait dans lâme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment déviter un choc, déloigner une flamme de leur habit, daccomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant comme pour y trouver leur point dappui, leur élan. Et sans doute si le cocher lavait interrompu en lui disant: «Cette dame est là», il eut répondu: «Ah! oui, cest vrai, la course que je vous avais donnée, tiens je naurais pas cru», et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher lémotion quil avait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre avec linquiétude et de se donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire quil ne lavait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur:
Je crois que Monsieur na plus quà rentrer.
Mais lindifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse quil apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche:
«Mais pas du tout, sécria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame; cest de la plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne mavait pas vu.»
«Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque cest elle qui est partie sans attendre Monsieur, quelle a dit quelle allait chez Prévost et quelle ny était pas,»
Dailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois lombre dune femme qui sapprochait de lui, lui murmurant un mot à loreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de production de lamour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien lun des plus efficaces, ce grand souffle dagitation qui parfois passe sur nous. Alors lêtre avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, cest lui que nous aimerons. Il nest même pas besoin quil nous plût jusque-là plus ou même autant que dautres. Ce quil fallait, cest que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est réalisée quandà ce moment où il nous fait défautà la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, sest brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérirle besoin insensé et douloureux de le posséder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; cest la seule hypothèse du bonheur quil avait envisagée avec calme; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix quil attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher, comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait sajouter à celui quil en avait lui-même, il pouvait faire quOdette, au cas où elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusquà la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans lavoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, lair hagard, pour rejoindre sa voiture qui lattendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire: cétait Odette; elle lui expliqua plus tard que nayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne lavait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle sattendait si peu à le voir quelle eut
un mouvement deffroi.
Quant à lui, il avait couru Paris non parce quil
croyait possible de la rejoindre, mais parce quil lui
était trop cruel dy renoncer. Mais cette joie que sa
raison navait cessé destimer, pour ce soir,
irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus
réelle; car, il ny avait pas collaboré par la
prévision des vraisemblances, elle lui restait
extérieure; il navait pas besoin de tirer de son
esprit pour la lui fournir,cest
delle-même quémanait, cest
elle-même qui projetait vers luicette
vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un
songe lisolement quil avait redouté, et sur
laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie
heureuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au
bord de la Méditerranée, incertain de
lexistence des pays quil vient de quitter, laisse
éblouir sa vue, plutôt quil ne leur jette des
regards, par les rayons quémet vers lui lazur
lumineux et résistant des eaux.
Il monta avec elle dans la voiture quelle avait et dit à la sienne de suivre.
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, quelle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous sa mantille, dun flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas dune jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à louverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées dautres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans respiration.
«Ce nest rien, lui dit-il, nayez pas peur.»
Et il la tenait par lépaule, lappuyant contre lui pour la maintenir; puis il lui dit:
Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par
signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne vous
gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage
qui ont été déplacées par le
choc.
Jai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer
un peu.
Elle, qui navait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant:
«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.»
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir lair davoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire quil lavait été, sécria:
«Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez
encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par
gestes, je vous comprendrai bien.
Sincèrement je ne vous gêne pas? Voyez, il y a un
peu... je pense que cest du pollen qui sest
répandu sur vous, vous permettez que je lessuie avec
ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal? Je
vous chatouille peut-être un peu? mais cest que je ne
voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le
friper.
Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de
les fixer ils seraient tombés; et comme cela, en les
enfonçant un peu moi-même...
Sérieusement, je ne vous suis pas
désagréable? Et en les respirant pour voir
sils nont vraiment pas dodeur non plus? Je
nen ai jamais senti, je peux? dites la
vérité.»?
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît».
Il élevait son autre main le long de la joue
dOdette; elle le regarda fixement, de lair
languissant et grave quont les femmes du maître
florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la
ressemblance; amenés au bord des paupières, ses
yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient
prêts à se détacher ainsi que deux
larmes.
Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à
toutes, dans les scènes païennes comme dans les
tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui
était habituelle, quelle savait convenable à
ces moments-là et quelle faisait attention à
ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa
force pour retenir son visage, comme si une force invisible
leût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui,
avant quelle le laissât tomber, comme malgré
elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à
quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser
à sa pensée le temps daccourir, de
reconnaître le rêve quelle avait si longtemps
caressé et dassister à sa réalisation,
comme une parente quon appelle pour prendre sa part du
succès dun enfant quelle a beaucoup
aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce
visage dOdette non encore possédée, ni
même encore embrassée par lui, quil voyait
pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de
départ, on voudrait emporter un paysage quon va
quitter pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, quayant fini par la posséder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque daudace pour formuler une exigence plus grande que celle-là (quil pouvait renouveler puisquelle navait pas fiché Odette la première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait: «Cest malheureux, ce soir, les catleyas nont pas besoin dêtre arrangés, ils nont pas été déplacés comme lautre soir; il me semble pourtant que celui-ci nest pas très droit. Je peux voir sils ne sentent pas plus que les autres?» Ou bien, si elle nen avait pas: «Oh! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements.» De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé lordre quil avait suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge dOdette et que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand larrangement (ou le simulacre darrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore «faire catleya», devenue un simple vocable quils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier lacte de la possession physiqueoù dailleurs lon ne possède rien,survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire «faire lamour» ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue davance, elle devient au contraire un plaisir nouveau sil sagit de femmes assez difficilesou crues telles par nouspour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann larrangement des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que cétait la possession de cette femme qui allait sortir dentre leurs larges pétales mauves; et le plaisir quil éprouvait déjà et quOdette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce quelle ne lavait pas reconnu, lui semblait, à cause de celacomme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestreun plaisir qui navait pas existé jusque-là, quil cherchait à créer, un plaisirainsi que le nom spécial quil lui donna en garda la traceentièrement particulier et nouveau.
Maintenant, tous les soirs, quand il lavait
ramenée chez elle, il fallait quil entrât et
souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisait
jusquà sa voiture, lembrassait aux yeux du
cocher, disant: «Quest-ce que cela peut me faire, que
me font les autres?» Les soirs où il nallait
pas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis quil
pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares
où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir
chez elle avant de rentrer, quelque heure quil fût.
Cétait le printemps, un printemps pur et
glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa
victoria, étendait une couverture sur ses jambes,
répondait aux amis qui sen allaient en même
temps que lui et lui demandaient de revenir avec eux quil
ne pouvait pas, quil nallait pas du même
côté, et le cocher partait au grand trot sachant
où on allait. Eux sétonnaient, et de fait,
Swann nétait plus le même. On ne recevait plus
jamais de lettre de lui où il demandât à
connaître une femme. Il ne faisait plus attention à
aucune, sabstenait daller dans les endroits où
on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il
avait lattitude inversée de celle à quoi,
hier encore, on leût reconnu et qui avait
semblé devoir toujours être la sienne. Tant une
passion est en nous comme un caractère momentané et
différent qui se substitue à lautre et abolit
les signes jusque-là invariables par lesquels il
sexprimait! En revanche ce qui était invariable
maintenant, cétait que où que Swann se
trouvât, il ne manquât pas daller rejoindre
Odette. Le trajet qui le séparait delle était
celui quil parcourait inévitablement et comme la
pente même irrésistible et rapide de sa vie. A vrai
dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait mieux
aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue
course et ne la voir que le lendemain; mais le fait même de
se déranger à une heure anormale pour aller chez
elle, de deviner que les amis qui le quittaient se disaient:
«Il est très tenu, il y a certainement une femme qui
le force à aller chez elle à nimporte quelle
heure», lui faisait sentir quil menait la vie des
hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en
qui le sacrifice quils font de leur repos et de leurs
intérêts à une rêverie voluptueuse fait
naître un charme intérieur. Puis sans quil
sen rendît compte, cette certitude quelle
lattendait, quelle nétait pas ailleurs
avec dautres, quil ne reviendrait pas sans
lavoir vue, neutralisait cette angoisse oubliée mais
toujours prête à renaître quil avait
éprouvée le soir où Odette
nétait plus chez les Verdurin et dont
lapaisement actuel était si doux que cela pouvait
sappeler du bonheur. Peut-être était-ce
à cette angoisse quil était redevable de
limportance quOdette avait prise pour lui. Les
êtres nous sont dhabitude si indifférents, que
quand nous avons mis dans lun deux de telles
possibilités de souffrance et de joie, pour nous il nous
semble appartenir à un autre univers, il sentoure de
poésie, il fait de notre vie comme une étendue
émouvante où il sera plus ou moins rapproché
de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce
quOdette deviendrait pour lui dans les années qui
allaient venir.
Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits
froides, la lune brillante qui répandait sa clarté
entre ses yeux et les rues désertes, il pensait à
cette autre figure claire et légèrement
rosée comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi
dans sa pensée et, depuis projetait sur le monde la
lumière mystérieuse dans laquelle il le voyait.
Sil arrivait après lheure où Odette
envoyait ses domestiques se coucher, avant de sonner à la
porte du petit jardin, il allait dabord dans la rue,
où donnait au rez-de-chaussée, entre les
fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels
contigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa
chambre. Il frappait au carreau, et elle, avertie,
répondait et allait lattendre de lautre
côté, à la porte dentrée. Il
trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux
quelle préférait: la Valse des Roses ou
Pauvre fou de Tagliafico (quon devait, selon sa
volonté écrite, faire exécuter à son
enterrement), il lui demandait de jouer à la place la
petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien quOdette
jouât fort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste
dune uvre est souvent celle qui séleva
au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles,
dun piano désaccordé. La petite phrase
continuait à sassocier pour Swann à
lamour quil avait pour Odette. Il sentait bien que
cet amour, cétait quelque chose qui ne correspondait
à rien dextérieur, de constatable par
dautres que lui; il se rendait compte que les
qualités dOdette ne justifiaient pas quil
attachât tant de prix aux moments passés
auprès delle. Et souvent, quand cétait
lintelligence positive qui régnait seule en Swann,
il voulait cesser de sacrifier tant dintérêts
intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la
petite phrase, dès quil lentendait, savait
rendre libre en lui lespace qui pour elle était
nécessaire, les proportions de lâme de Swann
sen trouvaient changées; une marge y était
réservée à une jouissance qui elle non plus
ne correspondait à aucun objet extérieur et qui
pourtant au lieu dêtre purement individuelle comme
celle de lamour, simposait à Swann comme une
réalité supérieure aux choses
concrètes. Cette soif dun charme inconnu, la petite
phrase léveillait en lui, mais ne lui apportait rien
de précis pour lassouvir. De sorte que ces parties
de lâme de Swann où la petite phrase avait
effacé le souci des intérêts
matériels, les considérations humaines et valables
pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc,
et il était libre dy inscrire le nom
dOdette.
Puis à ce que laffection dOdette pouvait
avoir dun peu court et décevant, la petite phrase
venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. A voir
le visage de Swann pendant quil écoutait la phrase,
on aurait dit quil était en train dabsorber un
anesthésique qui donnait plus damplitude à sa
respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui
allait bientôt créer chez lui un véritable
besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au
plaisir quil aurait eu à expérimenter des
parfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel
nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que
nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce
quil échappe à notre intelligence, que nous
natteignons que par un seul sens. Grand repos,
mystérieuse rénovation pour Swann,pour lui
dont les yeux quoique délicats amateurs de peinture, dont
lesprit quoique fin observateur de murs, portaient
à jamais la trace indélébile de la
sécheresse de sa viede se sentir transformé
en une créature étrangère à
lhumanité, aveugle, dépourvue de
facultés logiques, presque une fantastique licorne, une
créature chimérique ne percevant le monde que par
louïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait
cependant un sens où son intelligence ne pouvait
descendre, quelle étrange ivresse il avait à
dépouiller son âme la plus intérieure de tous
les secours du raisonnement et à la faire passer seule
dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il
commençait à se rendre compte de tout ce quil
y avait de douloureux, peut-être même de
secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette
phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Quimportait
quelle lui dît que lamour est fragile, le sien
était si fort! Il jouait avec la tristesse quelle
répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une
caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment
quil avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois,
vingt fois à Odette, exigeant quen même temps
elle ne cessât pas de lembrasser.
Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premiers
temps où lon aime, les baisers naissent si
naturellement! Ils foisonnent si pressés les uns contre
les autres; et lon aurait autant de peine à compter
les baisers quon sest donnés pendant une heure
que les fleurs dun champ au mois de mai. Alors elle faisait
mine de sarrêter, disant: «Comment veux-tu que
je joue comme cela si tu me tiens, je ne peux tout faire à
la fois, sache au moins ce que tu veux, est-ce que je dois jouer
la phrase ou faire des petites caresses», lui se
fâchait et elle éclatait dun rire qui se
changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien
elle le regardait dun air maussade, il revoyait un visage
digne de figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, il
ly situait, il donnait au cou dOdette
linclinaison nécessaire; et quand il lavait
bien peinte à la détrempe, au XVe siècle,
sur la muraille de la Sixtine, lidée quelle
était cependant restée là, près du
piano, dans le moment actuel, prête à être
embrassée et possédée, lidée de
sa matérialité et de sa vie venait lenivrer
avec une telle force que, lil égaré,
les mâchoires tendues comme pour dévorer, il se
précipitait sur cette vierge de Botticelli et se mettait
à lui pincer les joues. Puis, une fois quil
lavait quittée, non sans être rentré
pour lembrasser encore parce quil avait oublié
demporter dans son souvenir quelque particularité de
son odeur ou de ses traits, tandis quil revenait dans sa
victoria, bénissant Odette de lui permettre ces visites
quotidiennes, dont il sentait quelles ne devaient pas lui
causer à elle une bien grande joie, mais qui en le
preservant de devenir jaloux,en lui ôtant
loccasion de souffrir de nouveau du mal qui
sétait déclaré en lui le soir
où il ne lavait pas trouvée chez les
Verdurinlaideraient à arriver, sans avoir plus
dautres de ces crises dont la première avait
été si douloureuse et resterait la seule, au bout
de ces heures singulières de sa vie, heures presque
enchantées, à la façon de celles où
il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce
retour, que lastre était maintenant
déplacé par rapport à lui, et presque au
bout de lhorizon, sentant que son amour obéissait,
lui aussi, à des lois immuables et naturelles, il se
demandait si cette période où il était
entré durerait encore longtemps, si bientôt sa
pensée ne verrait plus le cher visage quoccupant une
position lointaine et diminuée, et près de cesser
de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses,
depuis quil était amoureux, comme au temps
où, adolescent, il se croyait artiste; mais ce
nétait plus le même charme, celui-ci
cest Odette seule qui le leur conférait. Il sentait
renaître en lui les inspirations de sa jeunesse quune
vie frivole avait dissipées, mais elles portaient toutes
le reflet, la marque dun être particulier; et, dans
les longues heures quil prenait maintenant un plaisir
délicat à passer chez lui, seul avec son âme
en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même,
mais à une autre.
Il nallait chez elle que le soir, et il ne savait rien de lemploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point quil lui manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait-il pas ce quelle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant quil y a quelques années, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parlé dune femme, qui, sil se rappelait bien, devait certainement être elle, comme dune fille, dune femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu dans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota longtemps limagination de certains romanciers. Il se disait quil ny a souvent quà prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pour juger exactement une personne, quand, à un tel caractère, il opposait celui dOdette, bonne, naïve, éprise didéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité, que, layant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, décrire aux Verdurin quelle était souffrante, le lendemain, il lavait vue, devant Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis quelle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa prétendue indisposition de la veille, avoir lair de faire demander pardon par ses regards suppliants et sa voix désolée de la fausseté de ses paroles.
Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans laprès-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à laquelle il sétait remis dernièrement. On venait lui dire que Mme de Crécy était dans son petit salon. Il allait ly retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosé dOdette, dès quelle avait aperçu Swann, venait, changeant la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de ses jouesse mélanger un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui quelle avait eu la veille, un autre dont elle lavait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa réponse, en voiture, quand il lui avait demandé sil lui était désagréable en redressant les catleyas; et la vie dOdette pendant le reste du temps, comme il nen connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sans couleur, semblable à ces feuilles détudes de Watteau, où on voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papier chamois, dinnombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait quelle ne létait pas, parce quil ne pouvait pas limaginer, quelque ami, qui, se doutant quils saimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire delle que dinsignifiant, lui décrivait la silhouette dOdette, quil avait aperçue, le matin même, montant à pied la rue Abbatucci dans une «visite» garnie de skunks, sous un chapeau «à la Rembrandt» et un bouquet de violettes à son corsage. Ce simple croquis bouleversait Swann parce quil lui faisait tout dun coup apercevoir quOdette avait une vie qui nétait pas tout entière à lui; il voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette quil ne lui connaissait pas; il se promettait de lui demander où elle allait, à ce moment-là, comme si dans toute la vie incolore,presque inexistante, parce quelle lui était invisible, de sa maîtresse, il ny avait quune seule chose en dehors de tous ces sourires adressés à lui: sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au corsage.
Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de
la Valse des Roses, Swann ne cherchait pas à lui faire
jouer plutôt des choses quil aimât, et pas plus
en musique quen littérature, à corriger son
mauvais goût. Il se rendait bien compte quelle
nétait pas intelligente. En lui disant quelle
aimerait tant quil lui parlât des grands
poètes, elle sétait imaginé
quelle allait connaître tout de suite des couplets
héroïques et romanesques dans le genre de ceux du
vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer
de Delft, elle lui demanda sil avait souffert par une
femme, si cétait une femme qui lavait
inspiré, et Swann lui ayant avoué quon
nen savait rien, elle sétait
désintéressée de ce peintre. Elle disait
souvent: «Je crois bien, la poésie, naturellement,
il ny aurait rien de plus beau si cétait vrai,
si les poètes pensaient tout ce quils disent.
Mais bien souvent, il ny a pas plus
intéressé que ces gens-là. Jen sais
quelque chose, javais une amie qui a aimé une
espèce de poète.
Dans ses vers il ne parlait que de lamour, du ciel, des
étoiles. Ah!
ce quelle a été refaite! Il lui a
croqué plus de trois cent mille francs.» Si alors
Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait la
beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou
les tableaux, au bout dun instant, elle cessait
découter, disant: «Oui... je ne me figurais
pas que cétait comme cela.» Et il sentait
quelle éprouvait une telle déception
quil préférait mentir en lui disant que tout
cela nétait rien, que ce nétait encore
que des bagatelles, quil navait pas le temps
daborder le fond, quil y avait autre chose. Mais elle
lui disait vivement: «Autre chose?
quoi?... Dis-le alors», mais il ne le disait pas, sachant
combien cela lui paraîtrait mince et différent de ce
quelle espérait, moins sensationnel et moins
touchant, et craignant que, désillusionnée de
lart, elle ne le fût en même temps de
lamour.
Et en effet elle trouvait Swann, intellectuellement,
inférieur à ce quelle aurait cru. «Tu
gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te
définir.» Elle sémerveillait davantage
de son indifférence à largent, de sa
gentillesse pour chacun, de sa délicatesse. Et il arrive
en effet souvent pour de plus grands que nétait
Swann, pour un savant, pour un artiste, quand il nest pas
méconnu par ceux qui lentourent, que celui de leurs
sentiments qui prouve que la supériorité de son
intelligence sest imposée à eux, ce
nest pas leur admiration pour ses idées, car elles
leur échappent, mais leur respect pour sa bonté.
Cest aussi du respect quinspirait à Odette la
situation quavait Swann dans le monde, mais elle ne
désirait pas quil cherchât à ly
faire recevoir. Peut-être sentait-elle quil ne
pourrait pas y réussir, et même craignait-elle, que
rien quen parlant delle, il ne provoquât des
révélations quelle redoutait. Toujours est-il
quelle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son
nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le
monde, lui avait-elle dit, était une brouille quelle
avait eue autrefois avec une amie qui, pour se venger, avait
ensuite dit du mal delle.
Swann objectait: «Mais tout le monde na pas connu
ton amie.»«Mais si, ça fait la tache
dhuile, le monde est si méchant.» Dune
part Swann ne comprit pas cette histoire, mais dautre part
il savait que ces propositions: «Le monde est si
méchant», «un propos calomnieux fait la tache
dhuile», sont généralement tenues pour
vraies; il devait y avoir des cas auxquels elles
sappliquaient. Celui dOdette était-il
lun de ceux-là? Il se le demandait, mais pas
longtemps, car il était sujet, lui aussi, à cette
lourdeur desprit qui sappesantissait sur son
père, quand il se posait un problème difficile.
Dailleurs, ce monde qui faisait si peur à Odette, ne
lui inspirait peut-être pas de grands désirs, car
pour quelle se le représentât bien nettement,
il était trop éloigné de celui quelle
connaissait. Pourtant, tout en étant restée
à certains égards vraiment simple (elle avait par
exemple gardé pour amie une petite couturière
retirée dont elle grimpait presque chaque jour
lescalier raide, obscur et fétide), elle avait soif
de chic, mais ne sen faisait pas la même idée
que les gens du monde. Pour eux, le chic est une émanation
de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent
jusquà un degré assez
éloigné
et plus ou moins affaibli dans la mesure où
lon est distant du centre de leur intimité,
dans le cercle de leurs amis ou des amis de leurs amis dont les
noms forment une sorte de répertoire. Les gens du monde le
possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces
matières une érudition doù ils ont
extrait une sorte de goût, de tact, si bien que Swann par
exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir
mondain, sil lisait dans un journal les noms des personnes
qui se trouvaient à un dîner pouvait dire
immédiatement la nuance du chic de ce dîner, comme
un lettré, à la simple lecture dune phrase,
apprécie exactement la qualité littéraire de
son auteur. Mais Odette faisait partie des personnes
(extrêmement nombreuses quoi quen pensent les gens du
monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la
société), qui ne possèdent pas ces notions,
imaginent un chic tout autre, qui revêt divers aspects
selon le milieu auquel elles appartiennent, mais a pour
caractère particulier,que ce soit celui dont
rêvait Odette, ou celui devant lequel sinclinait Mme
Cottard,dêtre directement accessible à
tous. Lautre, celui des gens du monde, lest à
vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai.
Odette disait de quelquun:
«Il ne va jamais que dans les endroits chics.»
Et si Swann lui demandait ce quelle entendait par là, elle lui répondait avec un peu de mépris:
«Mais les endroits chics, parbleu! Si, à ton âge, il faut tapprendre ce que cest que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi, par exemple, le dimanche matin, lavenue de lImpératrice, à cinq heures le tour du Lac, le jeudi lÉden Théâtre, le vendredi lHippodrome, les bals...»
Mais quels bals?
«Mais les bals quon donne à Paris,
les bals chics, je veux dire.
Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier?
mais si, tu dois savoir, cest un des hommes les plus
lancés de Paris, ce grand jeune homme blond qui est
tellement snob, il a toujours une fleur à la
boutonnière, une raie dans le dos, des paletots clairs; il
est avec ce vieux tableau quil promène à
toutes les premières. Eh bien! il a donné un bal,
lautre soir, il y avait tout ce quil y a de chic
à Paris. Ce que jaurais aimé y aller! mais il
fallait présenter sa carte dinvitation à la
porte et je navais pas pu en avoir. Au fond jaime
autant ne pas y être allée, cétait une
tuerie, je naurais rien vu. Cest plutôt pour
pouvoir dire quon était chez Herbinger. Et tu sais,
moi, la gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent qui
racontent quelles y étaient, il y a bien la
moitié dont ça nest pas vrai... Mais
ça métonne que toi, un homme si
«pschutt», tu ny étais pas.»
Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette conception du chic; pensant que la sienne nétait pas plus vraie, était aussi sotte, dénuée dimportance, il ne trouvait aucun intérêt à en instruire sa maîtresse, si bien quaprès des mois elle ne sintéressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de pesage, de concours hippique, les billets de première quil pouvait avoir par elles. Elle souhaitait quil cultivât des relations si utiles mais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic, depuis quelle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire, avec un bonnet à brides.
Mais elle a lair dune ouvreuse, dune
vieille concierge, darling!
Ça, une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il
faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippée
comme ça!
Elle ne comprenait pas que Swann habitât lhôtel du quai dOrléans que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes, elle avait la prétention daimer les
«antiquités» et prenait un air ravi et fin
pour dire quelle adorait passer toute une journée
à «bibeloter», à chercher «du
bric-à-brac», des choses «du temps».
Bien quelle sentêtât dans une sorte de
point dhonneur (et semblât pratiquer quelque
précepte familial) en ne répondant jamais aux
questions et en ne «rendant pas de comptes» sur
lemploi de ses journées, elle parla une fois
à Swann dune amie qui lavait invitée et
chez qui tout était «de lépoque».
Mais Swann ne put arriver à lui faire dire quelle
était cette époque. Pourtant, après avoir
réfléchi, elle répondit que
cétait «moyenâgeux». Elle
entendait par là quil y avait des boiseries. Quelque
temps après, elle lui reparla de son amie et ajouta, sur
le ton hésitant et de lair entendu dont on cite
quelquun avec qui on a dîné la veille et dont
on navait jamais entendu le nom, mais que vos amphitryons
avaient lair de considérer comme quelquun de
si célèbre quon espère que
linterlocuteur saura bien de qui vous voulez parler:
«Elle a une salle à manger... du...
dix-huitième!» Elle trouvait du reste cela affreux,
nu, comme si la maison nétait pas finie, les femmes
y paraissaient affreuses et la mode nen prendrait jamais.
Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra
à Swann ladresse de lhomme qui avait fait
cette salle à manger et quelle avait envie de faire
venir, quand elle aurait de largent pour voir sil ne
pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille, mais
celle quelle rêvait et que, malheureusement, les
dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de
hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées
comme au château de Blois. Ce jour-là, elle laissa
échapper devant Swann ce quelle pensait de son
habitation du quai dOrléans; comme il avait
critiqué que lamie dOdette donnât non
pas dans le Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse
pas, cela peut être charmant, mais dans le faux ancien:
«Tu ne voudrais pas quelle vécût comme
toi au milieu de meubles cassés et de tapis
usés», lui dit-elle, le respect humain de la
bourgeoise lemportant encore chez elle sur le dilettantisme
de la cocotte.
De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les
vers, méprisaient les bas calculs, rêvaient
dhonneur et damour, elle faisait une élite
supérieure au reste de lhumanité. Il ny
avait pas besoin quon eût réellement ces
goûts pourvu quon les proclamât; dun
homme qui lui avait avoué à dîner quil
aimait à flâner, à se salir les doigts dans
les vieilles boutiques, quil ne serait jamais
apprécié par ce siècle commercial, car il ne
se souciait pas de ses intérêts et quil
était pour cela dun autre temps, elle revenait en
disant: «Mais cest une âme adorable, un
sensible, je ne men étais jamais
doutée!» et elle se sentait pour lui une immense et
soudaine amitié. Mais, en revanche ceux, qui comme Swann,
avaient ces goûts, mais nen parlaient pas, la
laissaient froide. Sans doute elle était obligée
davouer que Swann ne tenait pas à largent,
mais elle ajoutait dun air boudeur: «Mais lui,
ça nest pas la même chose»; et en effet,
ce qui parlait à son imagination, ce nétait
pas la pratique du désintéressement, cen
était le vocabulaire.
Comme tout ce qui environnait Odette et nétait en
quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir, causer
avec elle, il aimait la société des Verdurin.
Là, comme au fond de tous les divertissements, repas,
musique, jeux, soupers costumés, parties de campagne,
parties de théâtre, même les rares
«grandes soirées» données pour les
«ennuyeux», il y avait la présence
dOdette, la vue dOdette, la conversation avec Odette,
dont les Verdurin faisaient à Swann, en linvitant,
le don inestimable, il se plaisait mieux que partout ailleurs
dans le «petit noyau», et cherchait à lui
attribuer des mérites réels, car il
simaginait ainsi que par goût il le
fréquenterait toute sa vie. Or, nosant pas se dire,
par peur de ne pas le croire, quil aimerait toujours
Odette, du moins en cherchant á supposer quil
fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a
priori, soulevait moins dobjections de principe de la part
de son intelligence), il se voyait dans lavenir continuant
à rencontrer chaque soir Odette; cela ne revenait
peut-être pas tout à fait au même que
laimer toujours, mais, pour le moment, pendant quil
laimait, croire quil ne cesserait pas un jour de la
voir, cest tout ce quil demandait. «Quel
charmant milieu, se disait-il. Comme cest au fond la vraie
vie quon mène là! Comme on y est plus
intelligent, plus artiste que dans le monde. Comme Mme Verdurin,
malgré de petites exagérations un peu risibles, a
un amour sincère de la peinture, de la musique!
quelle passion pour les uvres, quel désir de faire
plaisir aux artistes! Elle se fait une idée inexacte des
gens du monde; mais avec cela que le monde nen a pas une
plus fausse encore des milieux artistes! Peut-être
nai-je pas de grands besoins intellectuels à
assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien
avec Cottard, quoiquil fasse des calembours ineptes. Et
quant au peintre, si sa prétention est déplaisante
quand il cherche à étonner, en revanche cest
une des plus belles intelligences que jaie connues. Et puis
surtout, là, on se sent libre, on fait ce quon veut
sans contrainte, sans cérémonie. Quelle
dépense de bonne humeur il se fait par jour dans ce
salon-là! Décidément, sauf quelques rares
exceptions, je nirai plus jamais que dans ce milieu.
Cest là que jaurai de plus en plus mes
habitudes et ma vie.»
Et comme les qualités quil croyait
intrinsèques aux Verdurin nétaient que le
reflet sur eux de plaisirs quavait goûtés chez
eux son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus
sérieuses, plus profondes, plus vitales, quand ces
plaisirs létaient aussi. Comme Mme Verdurin donnait
parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le
bonheur; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce
quOdette avait causé avec un invité plus
quavec un autre, et où, irrité contre elle,
il ne voulait pas prendre linitiative de lui demander si
elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la paix et
la joie en disant spontanément: «Odette, vous allez
ramener M.
Swann, nest-ce pas»? comme cet été qui
venait et où il sétait dabord
demandé avec inquiétude si Odette ne
sabsenterait pas sans lui, sil pourrait continuer
à la voir tous les jours, Mme Verdurin allait les inviter
à le passer tous deux chez elle à la
campagne,Swann laissant à son insu la reconnaissance
et lintérêt sinfiltrer dans son
intelligence et influer sur ses idées, allait
jusquà proclamer que Mme Verdurin était une
grande âme. De quelques gens exquis ou éminents que
tel de ses anciens camarades de lécole du Louvre lui
parlât: «Je préfère cent fois les
Verdurin, lui répondait-il.» Et, avec une
solennité qui était nouvelle chez lui: «Ce
sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au
fond, la seule chose qui importe et qui distingue ici-bas.
Vois-tu, il ny a que deux classes dêtres: les
magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un
âge où il faut prendre parti, décider une
fois pour toutes qui on veut aimer et qui on veut
dédaigner, se tenir à ceux quon aime et, pour
réparer le temps quon a gâché avec les
autres, ne plus les quitter jusquà sa mort. Eh bien!
ajoutait-il avec cette légère émotion
quon éprouve quand même sans bien sen
rendre compte, on dit une chose non parce quelle est vraie,
mais parce quon a plaisir à la dire et quon
lécoute dans sa propre voix comme si elle venait
dailleurs que de nous-mêmes, le sort en est
jeté, jai choisi daimer les seuls curs
magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu
me demandes si Mme Verdurin est véritablement
intelligente. Je tassure quelle ma donné
les preuves dune noblesse de cur, dune hauteur
dâme où, que veux-tu, on natteint pas
sans une hauteur égale de pensée. Certes elle a la
profonde intelligence des arts. Mais ce nest
peut-être pas là quelle est le plus admirable;
et telle petite action ingénieusement, exquisement bonne,
quelle a accomplie pour moi, telle géniale
attention, tel geste familièrement sublime,
révèlent une compréhension plus profonde de
lexistence que tous les traités de
philosophie.»
Il aurait pourtant pu se dire quil y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi épris dart, quil connaissait dautres êtres dun grand cur, et que, pourtant, depuis quil avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette, et, sils lavaient connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il ny avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne: sans doute la discrétion même avec laquelle il usait de lhospitalité des Verdurin, sabstenant souvent de venir dîner pour une raison quils ne soupçonnaient pas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez des «ennuyeux», sans doute aussi, et malgré toutes les précautions quil avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive quils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en était autre. Cest quils avaient très vite senti en lui un espace réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan nétait pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard nétaient pas drôles, enfin et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de ly convertir entièrement, comme ils nen avaient jamais rencontré une pareille chez personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels dailleurs, dans le fond de son cur, il préférait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) sil avait consenti, pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais cest une abjuration quils comprirent quon ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un «nouveau» quOdette leur avait demandé dinviter, quoiquelle ne leût rencontré que peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup despoir, le comte de Forcheville! (Il se trouva quil était justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit détonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des manières si humbles quils lavaient toujours cru dun rang social inférieur au leur et ne sattendaient pas à apprendre quil appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne létait pas; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il navait pas cette délicatesse de nature qui empêchait Swann de sassocier aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens quil connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait lun et lautre, trouvait facilement des excuses mais navait pas le courage et lhypocrisie dapplaudir, Forcheville était au contraire dun niveau intellectuel qui lui permettait dêtre abasourdi, émerveillé par les unes, sans dailleurs les comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann.
Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et si ses fonctions universitaires et ses travaux dérudition navaient pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à lobjet de leurs études, donne dans nimporte quelle profession, à certains hommes intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation desprits larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mme Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce quil y avait de plus actuel quand il parlait de philosophie et dhistoire, dabord parce quil croyait quelles ne sont quune préparation à la vie et quil simaginait trouver en action dans le petit clan ce quil navait connu jusquici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que, sétant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de certains sujets, il croyait dépouiller luniversitaire en prenant avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce quil létait resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le «nouveau» de grands frais de toilette, lui disait: «Cest original, cette robe blanche», le docteur qui navait cessé de lobserver, tant il était curieux de savoir comment était fait ce quil appelait un «de», et qui cherchait une occasion dattirer son attention et dentrer plus en contact avec lui, saisit au vol le mot «blanche» et, sans lever le nez de son assiette, dit: «blanche? Blanche de Castille?», puis sans bouger la tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par leffort douloureux et vain quil fit pour sourire, témoigna quil jugeait ce calembour stupide, Forcheville avait montré à la fois quil en goûtait la finesse et quil savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.
Quest-ce que vous dites dun savant comme
cela? avait-elle demandé à Forcheville. Il ny
a pas moyen de causer sérieusement deux minutes avec lui.
Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre
hôpital?
avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur,
ça ne doit pas être ennuyeux tous les jours, alors.
Je vois quil va falloir que je demande à my
faire admettre.
Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie de Blanche de Castille, si jose mexprimer ainsi. Nest-il pas vrai, madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés, précipita sa figure dans ses mains doù séchappèrent des cris étouffés.
«Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les
âmes respectueuses sil y en a autour de cette table,
sub rosa... Je reconnais dailleurs que notre ineffable
république athénienneô
combien!pourrait honorer en cette capétienne
obscurantiste le premier des préfets de police à
poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa
voix bien timbrée qui détachait chaque syllabe, en
réponse à une objection de M.
Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons
contester la sûreté dinformation ne laisse
aucun doute à cet égard. Nulle ne pourrait
être mieux choisie comme patronne par un prolétariat
laïcisateur que cette mère dun saint à
qui elle en fit dailleurs voir de saumâtres, comme
dit Suger et autres saint Bernard; car avec elle chacun en
prenait pour son grade.
Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin, il a lair dêtre de première force.
Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est célèbre dans toute lEurope.
Ah! cest Bréchot, sécria Forcheville qui navait pas bien entendu, vous men direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur lhomme célèbre des yeux écarquillés. Cest toujours intéressant de dîner avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-là avec des convives de choix. On ne sennuie pas chez vous.
Oh! vous savez ce quil y a surtout, dit modestement Mme Verdurin, cest quils se sentent en confiance. Ils parlent de ce quils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce soir, ce nest rien: je lai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à se mettre à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce nest plus le même homme, il na plus desprit, il faut lui arracher les mots, il est même ennuyeux.
Cest curieux! dit Forcheville étonné.
Un genre desprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien quil soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine de lintelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à écurer. Puis il était choqué, dans lhabitude quil avait des bonnes manières, par le ton rude et militaire quaffectait, en sadressant à chacun, luniversitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout perdu, ce soir-là, de son indulgence en voyant lamabilité que Mme Verdurin déployait pour ce Forcheville quOdette avait eu la singulière idée damener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui avait demandé en arrivant:
Comment trouvez-vous mon invité?
Et lui, sapercevant pour la première fois que Forcheville quil connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez bel homme, avait répondu: «Immonde!» Certes, il navait pas lidée dêtre jaloux dOdette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que dhabitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter lhistoire de la mère de Blanche de Castille qui «avait été avec Henri Plantagenet des années avant de lépouser», voulut sen faire demander la suite par Swann en lui disant: «nest-ce pas, monsieur Swann?» sur le ton martial quon prend pour se mettre à la portée dun paysan ou pour donner du cur à un troupier, Swann coupa leffet de Brichot à la grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant quon voulût bien lexcuser de sintéresser si peu à Blanche de Castille, mais quil avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet, était allé dans laprès-midi visiter lexposition dun artiste, ami de Mme Verdurin qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces dernières uvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les précédentes.
A ce point de vue-là, cétait extraordinaire, mais cela ne semblait pas dun art, comme on dit, très «élevé», dit Swann en souriant.
Élevé... à la hauteur dune institution, interrompit Cottard en levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
Quand je vous disais quon ne peut pas garder son sérieux avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on sy attend le moins, il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne sétait pas déridé. Du reste il nétait pas très content que Cottard fît rire de lui devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre dune façon intéressante à Swann, ce quil eût probablement fait sil eût été seul avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau sur lhabileté du maître disparu.
Je me suis approché, dit-il, pour voir comment cétait fait, jai mis le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si cest fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca!
Et un font douze, sécria trop tard le docteur dont personne ne comprit linterruption.
«Ça a lair fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et cest encore plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure.»
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute quils puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de beauté:
«Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi cest fait, cen est sorcier, cest de la rouerie, cest du miracle (éclatant tout à fait de rire): cen est malhonnête!» En sarrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde quil tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: «et cest si loyal!»
Sauf au moment où il avait dit: «plus fort que la Ronde», blasphème qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait «la Ronde» pour le plus grand chef-duvre de lunivers avec «la Neuvième» et «la Samothrace», et à: «fait avec du caca» qui avait fait jeter à Forcheville un coup dil circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le peintre des regards fascinés par ladmiration.
«Ce quil mamuse quand il semballe comme ça, sécria, quand il eut terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première fois. Et toi, quest-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant quil parle bien; on dirait que cest la première fois quil vous entend. Si vous laviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.»
Mais non, cest pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son succès, vous avez lair de croire que je fais le boniment, que cest du chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si jai exagéré, je vous fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi!
Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes pas si pressés, vous servez comme sil y avait le feu, attendez donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas manquer dassurance quand une heureuse inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait quil aurait du succès, cela la mettait en confiance, et ce quelle en faisait était moins pour briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
Ce nest pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de là-propos et de la hardiesse quil y avait à faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et retentissante pièce de Dumas, elle éclata dun rire charmant dingénue, peu bruyant, mais si irrésistible quelle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser. «Qui est cette dame? elle a de lesprit», dit Forcheville.
«Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.»
Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à Swann, mais je nai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même quil ma dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et javoue que je nai pas trouvé raisonnable quil louât des places pour y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette jamais sa soirée, cest toujours si bien joué, mais comme nous avons des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire «des amis à nous», «une de mes amies», par «distinction», sur un ton factice, et avec lair dimportance dune personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann navait pas lair aussi intéressé quelle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi jai une de mes amies qui est très originale, quoique très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend quelle a fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce quAlexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité quelques amies à venir en manger. Malheureusement je nétais pas des élues. Mais elle nous la raconté tantôt, à son jour; il paraît que cétait détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.
Et supposant que cétait peut-être parce quil naimait pas Francillon:
Du reste, je crois que jaurai une déception. Je ne crois pas que cela vaille Serge Panine, lidole de Mme de Crécy. Voilà au moins des sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de salade sur la scène du Théâtre-Français! Tandis que Serge Panine! Du reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, cest toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître de Forges que je préférerais encore à Serge Panine.
«Pardonnez-moi, lui dit Swann dun air ironique, mais javoue que mon manque dadmiration est à peu près égal pour ces deux chefs-duvre.»
«Vraiment, quest-ce que vous leur reprochez?
Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-être que cest un peu triste?
Dailleurs, comme je dis toujours, il ne faut jamais
discuter sur les romans ni sur les pièces de
théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous
pouvez trouver détestable ce que jaime le
mieux.»
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet, tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce quil avait appelé le petit «speech» du peintre.
Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme Verdurin quand le peintre eut terminé, comme jen ai rarement rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellent prédicateur. On peut dire quavec M. Bréchot, vous avez là deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine, celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus naturellement, cest moins recherché. Quoiquil ait chemin faisant quelques mots un peu réalistes, mais cest le goût du jour, je nai pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme nous disions au régiment, où pourtant javais un camarade que justement monsieur me rappelait un peu. A propos de nimporte quoi, je ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous nauriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment; il a dû le connaître.»
Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
Mais non, répondit M. de Forcheville et comme
pour se rapprocher plus aisément dOdette, il
désirait être agréable à Swann,
voulant saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses
belles relations, mais den parler en homme du monde sur un
ton de critique cordiale et navoir pas lair de
len féliciter comme dun succès
inespéré: «Nest-ce pas, Swann? je ne
vous vois jamais. Dailleurs, comment faire pour le voir?
Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La
Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout
ça!...» Imputation dautant plus fausse
dailleurs que depuis un an Swann nallait plus
guère que chez les Verdurin. Mais le seul nom de personnes
quils ne connaissaient pas était accueilli chez eux
par un silence réprobateur. M. Verdurin, craignant la
pénible impression que ces noms
d«ennuyeux», surtout lancés ainsi sans
tact à la face de tous les fidèles, avaient
dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la
dérobée un regard plein dinquiète
sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas
prendre acte, de ne pas avoir été touchée
par la nouvelle qui venait de lui être notifiée, de
ne pas seulement rester muette, mais davoir
été sourde comme nous laffectons, quand un
ami fautif essaye de glisser dans la conversation une excuse que
ce serait avoir lair dadmettre que de lavoir
écoutée sans protester, ou quand on prononce devant
nous le nom défendu dun ingrat, Mme Verdurin, pour
que son silence neût pas lair dun
consentement, mais du silence ignorant des choses
inanimées, avait soudain dépouillé son
visage de toute vie, de toute motilité; son front
bombé nétait plus quune belle
étude de ronde bosse où le nom de ces La
Trémoïlle chez qui était toujours
fourré Swann, navait pu pénétrer; son
nez légèrement froncé laissait voir une
échancrure qui semblait calquée sur la vie. On
eût dit que sa bouche entrouverte allait parler. Ce
nétait plus quune cire perdue, quun
masque de plâtre, quune maquette pour un monument,
quun buste pour le Palais de lIndustrie devant lequel
le public sarrêterait certainement pour admirer
comment le sculpteur, en exprimant limprescriptible
dignité des Verdurin opposée à celle des La
Trémoïlle et des Laumes quils valent certes
ainsi que tous les ennuyeux de la terre, était
arrivé à donner une majesté presque papale
à la blancheur et à la rigidité de la
pierre. Mais le marbre finit par sanimer et fit entendre
quil fallait ne pas être dégoûté
pour aller chez ces gens-là, car la femme était
toujours ivre et le mari si ignorant quil disait collidor
pour corridor.
Sans doute elle nespérait pas quil se soumettrait jusquà imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait de sécrier:
Voyez-vous ça? Ce qui métonne, cest quils trouvent encore des personnes qui consentent à leur causer; il me semble que jaurais peur: un mauvais coup est si vite reçu! Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour leur courir après.
Que ne répondait-il du moins comme Forcheville: «Dame, cest une duchesse; il y a des gens que ça impressionne encore», ce qui avait permis au moins à Mme Verdurin de répliquer: «Grand bien leur fasse!» Au lieu de cela, Swann se contenta de rire dun air qui signifiait quil ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien quelle éprouvait la colère dun grand inquisiteur qui ne parvient pas à extirper lhérésie, et pour tâcher damener Swann à une rétractation, comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de ceux à lencontre de qui il sexerce, M. Verdurin linterpella:
Dites donc franchement votre pensée, nous nirons pas le leur répéter.
A quoi Swann répondit:
Mais ce nest pas du tout par peur de la duchesse (si cest des La Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime aller chez elle. Je ne vous dis pas quelle soit «profonde» (il prononça profonde, comme si çavait été un mot ridicule, car son langage gardait la trace dhabitudes desprit quune certaine rénovation, marquée par lamour de la musique, lui avait momentanément fait perdreil exprimait parfois ses opinions avec chaleur) mais, très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un véritable lettré. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidèle, elle serait empêchée de réaliser lunité morale du petit noyau, ne put pas sempêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cur:
Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann, quentendez-vous par intelligence?
Voilà! sécria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande de me parler, mais il ne veut jamais.
Mais si... protesta Swann.
Cette blague! dit Odette.
Blague à tabac? demanda le docteur.
Pour vous, reprit Forcheville, lintelligence, est-ce le bagout du monde, les personnes qui savent sinsinuer?
Finissez votre entremets quon puisse enlever votre assiette, dit Mme Verdurin dun ton aigre en sadressant à Saniette, lequel absorbé dans des réflexions, avait cessé de manger. Et peut-être un peu honteuse du ton quelle avait pris: «Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais, si je vous le dis, cest pour les autres, parce que cela empêche de servir.»
Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien curieuse de lintelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon...
Ecoutez! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous dire la définition de lintelligence par Fénelon, cest intéressant, on na pas toujours loccasion dapprendre cela.
Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci ne répondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme Verdurin se réjouissait doffrir à Forcheville.
Naturellement, cest comme avec moi, dit Odette dun ton boudeur, je ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule quil ne trouve pas à la hauteur.
Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peu recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force, descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses paysans? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans lâme, elle faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal quelle envoyait régulièrement à sa fille, cest Mme de la Trémouaille, bien documentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique étrangère.
Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille, dit à tout hasard Mme Verdurin.
Saniette qui, depuis quil avait rendu précipitamment au maître dhôtel son assiette encore pleine, sétait replongé dans un silence méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant lhistoire dun dîner quil avait fait avec le duc de La Trémoïlle et doù il résultait que celui-ci ne savait pas que George Sand était le pseudonyme dune femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette crut devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrant quune telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement impossible; mais tout dun coup il sarrêta, il venait de comprendre que Saniette navait pas besoin de ces preuves et savait que lhistoire était fausse pour la raison quil venait de linventer il y avait un moment. Cet excellent homme souffrait dêtre trouvé si ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience davoir été plus terne encore à ce dîner que dhabitude, il navait voulu le laisser finir sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut lair si malheureux de voir manqué leffet sur lequel il avait compté et répondit dun ton si lâche à Swann pour que celui-ci ne sacharnât pas à une réfutation désormais inutile: «Cest bon, cest bon; en tous cas, même si je me trompe, ce nest pas un crime, je pense» que Swann aurait voulu pouvoir dire que lhistoire était vraie et délicieuse. Le docteur qui les avait écoutés eut lidée que cétait le cas de dire: «Se non e vero», mais il nétait pas assez sûr des mots et craignit de sembrouiller.
Après le dîner Forcheville alla de lui-même vers le docteur.
«Elle na pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis cest une femme avec qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy voilà une petite femme qui a lair intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite quelle a lil américain, celle-là! Nous parlons de Mme de Crécy, dit-il à M. Verdurin qui sapprochait, la pipe à la bouche. Je me figure que comme corps de femme...»
«Jaimerais mieux lavoir dans mon lit que le tonnerre», dit précipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont il craignait que ne revînt pas là-propos si la conversation changeait de cours, et quil débita avec cet excès de spontanéité et dassurance qui cherche à masquer la froideur et lémoi inséparables dune récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et sen amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine avait-il commencé à faire le mouvement de tête et dépaules de quelquun qui sesclaffle quaussitôt il se mettait à tousser comme si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le simulacre de suffocation et dhilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient lair de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaieté.
M. Verdurin avait dailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de séloigner un instant fit à mi-voix une plaisanterie quil avait apprise depuis peu et quil renouvelait chaque fois quil avait à aller au même endroit: «Il faut que jaille entretenir un instant le duc dAumale», de sorte que la quinte de M. Verdurin recommença.
Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas tétouffer à te retenir de rire comme ça, lui dit Mme Verdurin qui venait offrir des liqueurs.
«Quel homme charmant que votre mari, il a de lesprit comme quatre, déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier comme moi, ça ne refuse jamais la goutte.»
«M. de Forcheville trouve Odette charmante», dit M. Verdurin à sa femme.
Mais justement elle voudrait déjeuner une fois
avec vous. Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas
que Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. Ça
ne vous empêchera pas de venir dîner, naturellement,
nous espérons vous avoir très souvent. Avec la
belle saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein
air. Cela ne vous ennuie pas les petits dîners au Bois?
bien, bien, ce sera très gentil.
Est-ce que vous nallez pas travailler de votre
métier, vous!
cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un
nouveau de limportance de Forcheville, à la fois de
son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les
fidèles.
M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme Cottard à son mari quand il rentra au salon.
Et lui, poursuivant lidée de la noblesse de Forcheville qui loccupait depuis le commencement du dîner, lui dit:
«Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus étaient aux Croisades, nest-ce pas? Ils ont, en Poméranie, un lac qui est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de larthrite sèche, cest une femme charmante. Elle connaît du reste Mme Verdurin, je crois.
Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après, seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable quil avait porté sur son mari:
Et puis il est intéressant, on voit quil connaît du monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins.
Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.
Ah! bigre! ce nest pas au moins le «Serpent
à Sonates»? demanda M.
de Forcheville pour faire de leffet.
Mais le docteur Cottard, qui navait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il sapprocha vivement pour la rectifier:
«Mais non, ce nest pas serpent à sonates quon dit, cest serpent à sonnettes», dit-il dun ton zélé, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
Avouez quil est drôle, docteur?
Oh! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.
Mais ils se turent; sous lagitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de làet comme dans un pays de montagne, derrière limmobilité apparente et vertigineuse dune cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule dune promeneusela petite phrase venait dapparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cur, sadressa à elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie dOdette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.
Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle quelle navait invité quen «cure-dents», «nous avons eu «un» Brichot incomparable, dune éloquence! Mais il est parti. Nest-ce pas, monsieur Swann? Je crois que cest la première fois que vous vous rencontriez avec lui, dit-elle pour lui faire remarquer que cétait à elle quil devait de le connaître. «Nest-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot?»
Swann sinclina poliment.
Non? il ne vous a pas intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.
«Mais si, madame, beaucoup, jai été ravi. Il est peut-être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un peu dhésitations et de douceur, mais on sent quil sait tant de choses et il a lair dun bien brave homme.
Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa femme furent:
Jai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
Quest-ce que cest exactement que cette Mme Verdurin, un demi-castor? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir avec lui.
Odette le vit séloigner avec regret, elle nosa pas ne pas revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda sil devait entrer chez elle, elle lui dit: «Bien entendu» en haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin dit à son mari:
As-tu remarqué comme Swann a ri dun rire niais quand nous avons parlé de Mme La Trémoïlle?»
Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour montrer quils nétaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait dimiter leur fierté, mais navait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler lemportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les paroles des chansons de café-concert et les légendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les dLa Trémoïlle, mais elle se rattrapait en disant: «Madame La Trémoïlle.» «La Duchesse, comme dit Swann», ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait quelle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve et ridicule.
Je te dirai que je lai trouvé extrêmement bête.
Et M. Verdurin lui répondit:
Il nest pas franc, cest un monsieur
cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours
ménager la chèvre et le chou. Quelle
différence avec Forcheville. Voilà au moins un
homme qui vous dit carrément sa façon de penser.
Ça vous plaît ou ça ne vous plaît
pas.
Ce nest pas comme lautre qui nest jamais ni
figue ni raisin. Du reste Odette a lair de
préférer joliment le Forcheville, et je lui donne
raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire à
lhomme du monde, au champion des duchesses, au moins
lautre a son titre; il est toujours comte de Forcheville,
ajouta-t-il dun air délicat, comme si, au courant de
lhistoire de ce comté, il en soupesait
minutieusement la valeur particulière.
Je te dirai, dit Mme Verdurin, quil a cru devoir
lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez
ridicules.
Naturellement, comme il a vu que Brichot était
aimé dans la maison, cétait une
manière de nous atteindre, de bêcher notre
dîner. On sent le bon petit camarade qui vous
débinera en sortant.
Mais je te lai dit, répondit M. Verdurin, cest le raté, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand.
En réalité il ny avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann; mais tous ils avaient la précaution dassaisonner leurs médisances de plaisanteries connues, dune petite pointe démotion et de cordialité; tandis que la moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée des formules de convention telles que: «Ce nest pas du mal que nous disons» et auxquelles il dédaignait de sabaisser, paraissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse révolte parce quils nont pas dabord flatté les goûts du public et ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habitué; cest de la même manière que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, cétait la nouveauté de son langage qui faisait croire à là noirceur de ses intentions.
Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.
Il navait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser doccuper sa pensée, et à tous moments il cherchait à trouver une occasion dy intervenir, mais dune façon agréable pour elle. Si, à la devanture dun fleuriste ou dun joaillier, la vue dun arbuste ou dun bijou le charmait, aussitôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir quils lui avaient procuré, ressenti par elle, venant accroître la tendresse quelle avait pour lui, et les faisait porter immédiatement rue La Pérouse, pour ne pas retarder linstant où, comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près delle. Il voulait surtout quelle les reçût avant de sortir pour que la reconnaissance quelle éprouverait lui valût un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait, si le fournisseur faisait assez diligence, peut-être une lettre quelle lui enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en une visite supplémentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il expérimentait sur la nature dOdette les réactions du dépit, il cherchait par celles de la gratitude à tirer delle des parcelles intimes de sentiment quelle ne lui avait pas révélées encore.
Souvent elle avait des embarras dargent et,
pressée par une dette, le priait de lui venir en aide. Il
en était heureux comme de tout ce qui pouvait donner
à Odette une grande idée de lamour quil
avait pour elle, ou simplement une grande idée de son
influence, de lutilité dont il pouvait lui
être. Sans doute si on lui avait dit au début:
«cest ta situation qui lui plaît», et
maintenant: «cest pour ta fortune quelle
taime», il ne laurait pas cru, et naurait
pas été dailleurs très
mécontent quon se la figurât tenant à
lui,quon les sentît unis lun à
lautrepar quelque chose daussi fort que le
snobisme ou largent. Mais, même sil avait
pensé que cétait vrai, peut-être
neût-il pas souffert de découvrir à
lamour dOdette pour lui cet état plus durable
que lagrément ou les qualités quelle
pouvait lui trouver: lintérêt,
lintérêt qui empêcherait de venir jamais
le jour où elle aurait pu être tentée de
cesser de le voir.
Pour linstant, en la comblant de présents, en lui
rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages
extérieurs à sa personne, à son
intelligence, du soin épuisant de lui plaire par
lui-même. Et cette volupté dêtre
amoureux, de ne vivre que damour, de la
réalité de laquelle il doutait parfois, le prix
dont en somme il la payait, en dilettante de sensations
immatérielles, lui en augmentait la valeur,comme on
voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de
ses vagues sont délicieux, sen convaincre ainsi que
de la rare qualité de leurs goûts
désintéressés, en louant cent francs par
jour la chambre dhôtel qui leur permet de les
goûter.
Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient
encore au souvenir du temps où on lui avait parlé
dOdette comme dune femme entretenue, et où une
fois de plus il samusait à opposer cette
personnification étrange: la femme
entretenue,chatoyant amalgame déléments
inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave
Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées
à des joyaux précieux,et cette Odette sur le
visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de
pitié pour un malheureux, de révolte contre une
injustice, de gratitude pour un bienfait, quil avait vu
éprouver autrefois par sa propre mère, par ses
amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux
choses quil connaissait le mieux lui-même, à
ses collections, à sa chambre, à son vieux
domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se
trouva que cette dernière image du banquier lui rappela
quil aurait à y prendre de largent. En effet,
si ce mois-ci il venait moins largement à laide
dOdette dans ses difficultés matérielles
quil navait fait le mois dernier où il lui
avait donné cinq mille francs, et sil ne lui offrait
pas une rivière de diamants quelle désirait,
il ne renouvellerait pas en elle cette admiration quelle
avait pour sa générosité, cette
reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et même il
risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme
elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait
diminué. Alors, tout dun coup, il se demanda si
cela, ce nétait pas précisément
l«entretenir» (comme si, en effet, cette notion
dentretenir pouvait être extraite
déléments non pas mystérieux ni
pervers, mais appartenant au fond quotidien et privé de sa
vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et familier,
déchiré et recollé, que son valet de
chambre, après lui avoir payé les comptes du mois
et le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau
où Swann lavait repris pour lenvoyer avec
quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer
à Odette, depuis quil la connaissait (car il ne
soupçonna pas un instant quelle eût jamais pu
recevoir dargent de personne avant lui), ce mot quil
avait cru si inconciliable avec elle, de «femme
entretenue». Il ne put approfondir cette idée, car
un accès dune paresse desprit, qui
était chez lui congénitale, intermittente et
providentielle, vint à ce moment éteindre toute
lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus
tard, quand on eut installé partout
léclairage électrique, on put couper
lélectricité dans une maison. Sa
pensée tâtonna un instant dans
lobscurité, il retira ses lunettes, en essuya les
verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la
lumière que quand il se retrouva en présence
dune idée toute différente, à savoir
quil faudrait tâcher denvoyer le mois prochain
six ou sept mille francs à Odette au lieu de cinq,
à cause de la surprise et de la joie que cela lui
causerait.
Le jour où il dînait en ville, il faisait atteler pour sept heures et demie; il shabillait tout en songeant à Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensée constante dOdette donnait aux moments où il était loin delle le même charme particulier quà ceux où elle était là. Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps et sinstallait sur ses genoux comme une bête aimée quon emmène partout et quil garderait avec lui à table, à linsu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle, et éprouvant une sorte de langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui crispait son cou et son nez, et était nouveau chez lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet dancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis quOdette avait présenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se reposer un peu à la campagne. Mais il naurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jour pendant quOdette y était. Lair était chaud; cétaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hôtel clos, ce qui était sans cesse devant ses yeux, cétait un parc quil possédait près de Combray, où, dès quatre heures, avant darriver au plant dasperges, grâce au vent qui vient des champs de Méséglise, on pouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur quau bord de létang cerné de myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par son jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses.
Après dîner, si le rendez-vous au bois ou à Saint-Cloud était de bonne heure, il partait si vite en sortant de table,surtout si la pluie menaçait de tomber et de faire rentrer plus tôt les «fidèles»,quune fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dîné tard et que Swann avait quittée avant quon servît le café pour rejoindre les Verdurin dans lîle du Bois) dit:
«Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la vessie, on lexcuserait de filer ainsi. Mais tout de même il se moque du monde.»
Il se disait que le charme du printemps quil ne pouvait pas aller goûter à Combray, il le trouverait du moins dans lîle des Cygnes ou à Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser quà Odette, il ne savait même pas, sil avait senti lodeur des feuilles, sil y avait eu du clair de lune. Il était accueilli par la petite phrase de la Sonate jouée dans le jardin sur le piano du restaurant. Sil ny en avait pas là, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un dune chambre ou dune salle à manger: ce nest pas que Swann fût rentré en faveur auprès deux, au contraire. Mais lidée dorganiser un plaisir ingénieux pour quelquun, même pour quelquun quils naimaient pas, développait chez eux, pendant les moments nécessaires à ces préparatifs, des sentiments éphémères et occasionnels de sympathie et de cordialité. Parfois il se disait que cétait un nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait à faire attention aux arbres, au ciel. Mais lagitation où le mettait la présence dOdette, et aussi un léger malaise fébrile qui ne le quittait guère depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la nature.
Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme pendant le dîner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet danciens camarades, Odette lui avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qui était maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard:
«Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard.»
Bien que Swann neût encore jamais pris bien sérieusement ombrage de lamitié dOdette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur profonde à lentendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privilégiée quil avait chez elle et la préférence pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avait souvent pensé quOdette nétait à aucun degré une femme remarquable; et la suprématie quil exerçait sur un être qui lui était si inférieur navait rien qui dût lui paraître si flatteur à voir proclamer à la face des «fidèles», mais depuis quil sétait aperçu quà beaucoup dhommes Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme quavait pour eux son corps avait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties de son cur. Et il avait commencé dattacher un prix inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il lasseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce quelle pensait dune chose, dune autre, où il recensait les seuls biens à la possession desquels il tînt maintenant sur terre. Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance quil lui témoignait, léchelle des plaisirs quelle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et ly rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il navait à sa disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait quelle lui avait demandé de venir, lui avait donné la certitude quelle nattendait personne, cest lesprit tranquille et le cur content que, plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait quil navait pas lair de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il laurait particulièrement désiré.
Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il sexcusait de navoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, lorage lavait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint quelle ne le garderait pas plus dune demi-heure, quà minuit, elle le renverrait; et, peu après, elle se sentit fatiguée et désira sendormir.
Alors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit catleya.
Et dun air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit:
«Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante!»
«Cela taurait peut-être fait du bien, mais enfin je ninsiste pas.»
Elle le pria déteindre la lumière avant de sen aller, il referma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, lidée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelquun ce soir, quelle avait seulement simulé la fatigue et quelle ne lui avait demandé déteindre que pour quil crût quelle allait sendormir, quaussitôt quil avait été parti, elle lavait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprès delle. Il regarda lheure. Il y avait à peu près une heure et demie quil lavait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour quelle vînt lui ouvrir; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il neut que quelques pas à faire à pied et déboucha presque devant chez elle. Parmi lobscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule doù débordait,entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée,la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant dautres soirs, du plus loin quil lapercevait, en arrivant dans la rue le réjouissait et lui annonçait: «elle est là qui tattend» et qui maintenant, le torturait en lui disant: «elle est là avec celui quelle attendait». Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur jusquà la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure dune conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière dans latmosphère dor de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, dentendre ce murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté dOdette, le bonheur quelle était en train de goûter avec lui.
Et pourtant il était content dêtre venu: le
tourment qui lavait forcé de sortir de chez lui
avait perdu de son acuité en perdant de son vague,
maintenant que lautre vie dOdette, dont il avait eu,
à ce moment-là, le brusque et impuissant
soupçon, il la tenait là, éclairée en
plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette
chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la
surprendre et la capturer; ou plutôt il allait frapper aux
volets comme il faisait souvent quand il venait très tard;
ainsi du moins, Odette apprendrait quil avait su,
quil avait vu la lumière et entendu la causerie, et
lui, qui, tout à lheure, se la représentait
comme se riant avec lautre de ses illusions, maintenant,
cétait eux quil voyait, confiants dans leur
erreur, trompés en somme par lui quils croyaient
bien loin dici et qui, lui, savait déjà
quil allait frapper aux volets. Et peut-être, ce
quil ressentait en ce moment de presque agréable,
cétait autre chose aussi que lapaisement
dun doute et dune douleur: un plaisir de
lintelligence. Si, depuis quil était amoureux,
les choses avaient repris pour lui un peu de
lintérêt délicieux quil leur
trouvait autrefois, mais seulement là où elles
étaient éclairées par le souvenir
dOdette, maintenant, cétait une autre
faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait,
la passion de la vérité, mais dune
vérité, elle aussi, interposée entre lui et
sa maîtresse, ne recevant sa lumière que
delle, vérité tout individuelle qui avait
pour objet unique, dun prix infini et presque dune
beauté désintéressée, les actions
dOdette, ses relations, ses projets, son passé. A
toute autre époque de sa vie, les petits faits et gestes
quotidiens dune personne avaient toujours paru sans valeur
à Swann: si on lui en faisait le commérage, il le
trouvait insignifiant, et, tandis quil
lécoutait, ce nétait que sa plus
vulgaire attention qui y était intéressée;
cétait pour lui un des moments où il se
sentait le plus médiocre. Mais dans cette étrange
période de lamour, lindividuel prend quelque
chose de si profond, que cette curiosité quil
sentait séveiller en lui à
légard des moindres occupations dune femme,
cétait celle quil avait eue autrefois pour
lHistoire.
Et tout ce dont il aurait eu honte jusquici, espionner
devant une fenêtre, qui sait, demain, peut-être faire
parler habilement les indifférents, soudoyer les
domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus,
aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison
des témoignages et linterprétation des
monuments, que des méthodes dinvestigation
scientifique dune véritable valeur intellectuelle et
appropriées à la recherche de la
vérité.
Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de
honte en pensant quOdette allait savoir quil avait eu
des soupçons, quil était revenu, quil
sétait posté dans la rue. Elle lui avait dit
souvent lhorreur quelle avait des jaloux, des amants
qui espionnent.
Ce quil allait faire était bien maladroit, et elle
allait le détester désormais, tandis quen ce
moment encore, tant quil navait pas frappé,
peut-être, même en le trompant, laimait-elle.
Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la
réalisation à limpatience dun plaisir
immédiat. Mais le désir de connaître la
vérité était plus fort et lui sembla plus
noble. Il savait que la réalité de circonstances
quil eût donné sa vie pour restituer
exactement, était lisible derrière cette
fenêtre striée de lumière, comme sous la
couverture enluminée dor dun de ces manuscrits
précieux à la richesse artistique elle-même
desquels le savant qui les consulte ne peut rester
indifférent. Il éprouvait une volupté
à connaître la vérité qui le
passionnait dans cet exemplaire unique,
éphémère et précieux, dune
matière translucide, si chaude et si belle. Et puis
lavantage quil se sentait,quil avait tant
besoin de se sentir,sur eux, était peut-être
moins de savoir, que de pouvoir leur montrer quil
savait.
Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On navait
pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation
sarrêta. Une voix dhomme dont il chercha
à distinguer auquel de ceux des amis dOdette
quil connaissait elle pouvait appartenir, demanda:
«Qui est là?»
Il nétait pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il ny avait plus moyen de reculer, et, puisquelle allait tout savoir, pour ne pas avoir lair trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier dun air négligent et gai:
«Ne vous dérangez pas, je passais par là, jai vu de la lumière, jai voulu savoir si vous nétiez plus souffrante.»
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient
à la fenêtre, lun tenant une lampe, et alors,
il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant lhabitude,
quand il venait chez Odette très tard, de
reconnaître sa fenêtre à ce que
cétait la seule éclairée entre les
fenêtres toutes pareilles, il sétait
trompé et avait frappé à la fenêtre
suivante qui appartenait à la maison voisine. Il
séloigna en sexcusant et rentra chez lui,
heureux que la satisfaction de sa curiosité eût
laissé leur amour intact et quaprès avoir
simulé depuis si longtemps vis-à-vis dOdette
une sorte dindifférence, il ne lui eût pas
donné, par sa jalousie, cette preuve quil
laimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à
tout jamais, daimer assez, celui qui la reçoit. Il
ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même
ny songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa
pensée venait en rencontrer le souvenir quelle
navait pas aperçu, le heurtait,
lenfonçait plus avant et Swann avait ressenti une
douleur brusque et profonde. Comme si çavait
été une douleur physique, les pensées de
Swann ne pouvaient pas lamoindrir; mais du moins la douleur
physique, parce quelle est indépendante de la
pensée, la pensée peut sarrêter sur
elle, constater quelle a diminué, quelle a
momentanément cessé!
Mais cette douleur-là, la pensée, rien quen
se la rappelant, la recréait. Vouloir ny pas penser,
cétait y penser encore, en souffrir encore. Et
quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout dun
coup un mot quon lui disait le faisait changer de visage,
comme un blessé dont un maladroit vient de toucher sans
précaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette,
il était heureux, il se sentait calme, il se rappelait les
sourires quelle avait eus, railleurs, en parlant de tel ou
tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête
quelle avait détachée de son axe pour
lincliner, la laisser tomber, presque malgré elle,
sur ses lèvres, comme elle avait fait la première
fois en voiture, les regards mourants quelle lui avait
jetés pendant quelle était dans ses bras,
tout en contractant frileusement contre lépaule sa
tête inclinée.
Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était lombre de son amour, se complétait du double de ce nouveau sourire quelle lui avait adressé le soir mêmeet qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait damour pour un autre, de cette inclinaison de sa tête mais renversée vers dautres lèvres, et, données à un autre, de toutes les marques de tendresse quelle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux quil emportait de chez elle, étaient comme autant desquisses, de «projets» pareils à ceux que vous soumet un décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée des attitudes ardentes ou pâmées quelle pouvait avoir avec dautres. De sorte quil en arrivait à regretter chaque plaisir quil goûtait près delle, chaque caresse inventée et dont il avait eu limprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce quil lui découvrait, car il savait quun instant après, elles allaient enrichir dinstruments nouveaux son supplice.
Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à Swann le souvenir dun bref regard quil avait surpris, il y avait quelques jours, et pour la première fois, dans les yeux dOdette. Cétait après dîner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frère, nétait pas en faveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit quil eût été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et qui, dailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit enfin quil cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelquun qui le connaissait trop bien et quil savait trop délicat pour quil ne se sentît pas gêné à certains moments rien que de sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, se mettant à linsulter, senhardissant, au fur et à mesure quil vociférait, de leffroi, de la douleur, des supplications de lautre, que le malheureux, après avoir demandé à Mme Verdurin sil devait rester, et nayant pas reçu de réponse, sétait retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assisté impassible à cette scène, mais quand la porte se fut refermée sur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans lexpression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté ses prunelles dun sourire sournois de félicitations pour laudace quil avait eue, dironie pour celui qui en avait été victime; elle lui avait jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien dire: «voilà une exécution, ou je ne my connais pas. Avez-vous vu son air penaud, il en pleurait», que Forcheville, quand ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de la colère ou de la simulation de colère dont il était encore chaud, sourit et répondit:
«Il navait quà être aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut être utile à tout âge.»
Un jour que Swann était sorti au milieu de
laprès-midi pour faire une visite, nayant pas
trouvé la personne quil voulait rencontrer, il eut
lidée dentrer chez Odette à cette heure
où il nallait jamais chez elle, mais où il
savait quelle était toujours à la maison
à faire sa sieste ou à écrire des lettres
avant lheure du thé, et où il aurait plaisir
à la voir un peu sans la déranger. Le concierge lui
dit quil croyait quelle était là; il
sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on
nouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petite
rue où donnait lautre face de lhôtel, se
mit devant la fenêtre de la chambre dOdette; les
rideaux lempêchaient de rien voir, il frappa avec
force aux carreaux, appela; personne nouvrit. Il vit que
des voisins le regardaient. Il partit, pensant
quaprès tout, il sétait peut-être
trompé en croyant entendre des pas; mais il en resta si
préoccupé quil ne pouvait penser à
autre chose. Une heure après, il revint. Il la trouva;
elle lui dit quelle était chez elle tantôt
quand il avait sonné, mais dormait; la sonnette
lavait éveillée, elle avait deviné que
cétait Swann, elle avait couru après lui,
mais il était déjà parti. Elle avait bien
entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans
ce dire un de ces fragments dun fait exact que les menteurs
pris de court se consolent de faire entrer dans la composition du
fait faux quils inventent, croyant y faire sa part et y
dérober sa ressemblance à la
Vérité.
Certes quand Odette venait de faire quelque chose quelle
ne voulait pas révéler, elle le cachait bien au
fond delle-même. Mais dès quelle se
trouvait en présence de celui à qui elle voulait
mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées
seffondraient, ses facultés dinvention et de
raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait
plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire
quelque chose et elle rencontrait à sa portée
précisément la chose quelle avait voulu
dissimuler et qui étant vraie, était restée
là. Elle en détachait un petit morceau, sans
importance par lui-même, se disant quaprès
tout cétait mieux ainsi puisque cétait
un détail véritable qui noffrait pas les
mêmes dangers quun détail faux.
«Ça du moins, cest vrai, se disait-elle,
cest toujours autant de gagné, il peut
sinformer, il reconnaîtra que cest vrai, ce
nest toujours pas ça qui me trahira.» Elle se
trompait, cétait cela qui la trahissait, elle ne se
rendait pas compte que ce détail vrai avait des angles qui
ne pouvaient semboîter que dans les détails
contigus du fait vrai dont elle lavait arbitrairement
détaché et qui, quels que fussent les
détails inventés entre lesquels elle le placerait,
révéleraient toujours par la matière
excédante et les vides non remplis, que ce
nétait pas dentre ceux-là quil
venait. «Elle avoue quelle mavait entendu
sonner, puis frapper, et quelle avait cru que
cétait moi, quelle avait envie de me voir, se
disait Swann. Mais cela ne sarrange pas avec le fait
quelle nait pas fait ouvrir.»
Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il
pensait que, livrée à elle-même, Odette
produirait peut-être quelque mensonge qui serait un faible
indice de la vérité; elle parlait; il ne
linterrompait pas, il recueillait avec une
piété avide et douloureuse ces mots quelle
lui disait et quil sentait (justement, parce quelle
la cachait derrière eux tout en lui parlant) garder
vaguement, comme le voile sacré, lempreinte,
dessiner lincertain modelé, de cette
réalité infiniment précieuse et hélas
introuvable:ce quelle faisait tantôt à
trois heures, quand il était venu,de laquelle il ne
posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins
vestiges, et qui nexistait plus que dans le souvenir
receleur de cet être qui la contemplait sans savoir
lapprécier, mais ne la lui livrerait pas.
Certes il se doutait bien par moments quen
elles-mêmes les actions quotidiennes dOdette
nétaient pas passionnément
intéressantes, et que les relations quelle pouvait
avoir avec dautres hommes nexhalaient pas
naturellement dune façon universelle et pour tout
être pensant, une tristesse morbide, capable de donner la
fièvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet
intérêt, cette tristesse nexistaient
quen lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait
guérie, les actes dOdette, les baisers quelle
aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant
dautres femmes. Mais que la curiosité douloureuse
que Swann y portait maintenant neût sa cause
quen lui, nétait pas pour lui faire trouver
déraisonnable de considérer cette curiosité
comme importante et de mettre tout en uvre pour lui donner
satisfaction. Cest que Swann arrivait à un âge
dont la philosophiefavorisée par celle de
lépoque, par celle aussi du milieu où Swann
avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des
Laumes où il était convenu quon est
intelligent dans la mesure où on doute de tout et
où on ne trouvait de réel et dincontestable
que les goûts de chacunnest déjà
plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque
médicale, dhommes qui au lieu
dextérioriser les objets de leurs aspirations,
essayent de dégager de leurs années
déjà écoulées un résidu fixe
dhabitudes, de passions quils puissent
considérer en eux comme caractéristiques et
permanentes et auxquelles, délibérément, ils
veilleront dabord que le genre dexistence quils
adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire
dans sa vie la part de la souffrance quil éprouvait
à ignorer ce quavait fait Odette, aussi bien que la
part de la recrudescence quun climat humide causait
à son eczéma; de prévoir dans son budget une
disponibilité importante pour obtenir sur lemploi
des journées dOdette des renseignements sans
lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien quil en
réservait pour dautres goûts dont il savait
quil pouvait attendre du plaisir, au moins avant quil
fût amoureux, comme celui des collections et de la bonne
cuisine.
Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle
lui demanda de rester encore et le retint même vivement, en
lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir
là porte pour sortir. Mais il ny prit pas garde,
car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits
incidents qui remplissent une conversation, il est
inévitable que nous passions, sans y rien remarquer qui
éveille notre attention, près de ceux qui cachent
une vérité que nos soupçons cherchent au
hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à
ceux sous lesquels il ny a rien. Elle lui redisait tout le
temps: «Quel malheur que toi, qui ne viens jamais
laprès-midi, pour une fois que cela tarrive,
je ne taie pas vu.» Il savait bien quelle
nétait pas assez amoureuse de lui pour avoir un
regret si vif davoir manqué sa visite, mais comme
elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir,
et souvent triste quand elle lavait contrarié, il
trouva tout naturel quelle le fût cette fois de
lavoir privé de ce plaisir de passer une heure
ensemble qui était très grand, non pour elle, mais
pour lui. Cétait pourtant une chose assez peu
importante pour que lair douloureux quelle continuait
davoir finît par létonner. Elle
rappelait ainsi plus encore quil ne le trouvait
dhabitude, les figures de femmes du peintre de la
Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et
navré qui semble succomber sous le poids dune
douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent
lenfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent
Moïse verser de leau dans une auge. Il lui avait
déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne
savait plus quand.
Et tout dun coup, il se rappela: cétait quand
Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain
de ce dîner où elle nétait pas venue
sous prétexte quelle était malade et en
réalité pour rester avec Swann. Certes,
eût-elle été la plus scrupuleuse des femmes
quelle naurait pu avoir de remords dun mensonge
aussi innocent.
Mais ceux que faisait couramment Odette létaient
moins et servaient à empêcher des découvertes
qui auraient pu lui créer avec les uns ou avec les autres,
de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise
de peur, se sentant peu armée pour se défendre,
incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par
fatigue, comme certains enfants qui nont pas dormi. Puis
elle savait que son mensonge lésait dordinaire
gravement lhomme à qui elle le faisait, et à
la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle
mentait mal. Alors elle se sentait à la fois humble et
coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un
mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations
et de souvenirs, elle éprouvait le malaise dun
surmenage et le regret dune méchanceté.
On entendit la porte dentrée se refermer et le bruit dune voiture, comme si repartait une personnecelle probablement que Swann ne devait pas rencontrerà qui on avait dit quOdette était sortie. Alors en songeant que rien quen venant à une heure où il nen avait pas lhabitude, il sétait trouvé déranger tant de choses quelle ne voulait pas quil sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait lhabitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié quil eût pu sinspirer à lui-même ce fut pour elle quil la ressentit, et il murmura: «Pauvre chérie!» Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres quelle avait sur sa table et lui demanda sil ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré, saperçut quil avait gardé les lettres sur lui. Il retourna jusquà la poste, les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: «Si je voyais ce quil y a dedans, je saurais comment elle lappelle, comment elle lui parle, sil y a quelque chose entre eux. Peut-être même quen ne la regardant pas, je commets une indélicatesse à légard dOdette, car cest la seule manière de me délivrer dun soupçon peut-être calomnieux pour elle, destiné en tous cas à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus détruire, une fois la lettre partie.»
Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha lenveloppe quil navait pas osé ouvrir. Dabord il ne put rien lire, mais lenveloppe était mince, et en la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers sa transparence, lire les derniers mots. Cétait une formule finale très froide. Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville, ceût été Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres! Il maintint immobile la carte qui dansait dans lenveloppe plus grande quelle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en amena successivement les différentes lignes sous la partie de lenveloppe qui nétait pas doublée, la seule à travers laquelle on pouvait lire.
Malgré cela il ne distinguait pas bien. Dailleurs cela ne faisait rien car il en avait assez vu pour se rendre compte quil sagissait dun petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à des relations amoureuses, cétait quelque chose qui se rapportait à un oncle dOdette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne: «Jai eu raison», mais ne comprenait pas ce quOdette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot quil navait pas pu déchiffrer dabord, apparut et éclaira le sens de la phrase tout entière: «Jai eu raison douvrir, cétait mon oncle.» Douvrir! alors Forcheville était là tantôt quand Swann avait sonné et elle lavait fait partir, doù le bruit quil avait entendu.
Alors il lut toute la lettre; à la fin elle sexcusait davoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait quil avait oublié ses cigarettes chez elle, la même phrase quelle avait écrite à Swann une des premières fois quil était venu. Mais pour Swann elle avait ajouté: puissiez-vous y avoir laissé votre cur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. A vrai dire dailleurs, Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui écrivait pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme, cétait lui, Swann, lhomme à qui elle attachait de limportance et pour qui elle avait congédié lautre. Et pourtant, sil ny avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi navoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: «Jai bien fait douvrir, cétait mon oncle»; si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là, comment Forcheville pourrait-il même sexpliquer quelle eût pu ne pas ouvrir? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe quOdette lui avait remise sans crainte, tant était absolue la confiance quelle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret dun incident quil naurait jamais cru possible de connaître, un peu de la vie dOdette, comme dans une étroite section lumineuse pratiquée à même linconnu. Puis sa jalousie sen réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à sinquiéter chaque jour des visites quOdette avait reçues vers cinq heures, à chercher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car la tendresse de Swann continuait à garder le même caractère que lui avait imprimé dès le début à la fois lignorance où il était de lemploi des journées dOdette et la paresse cérébrale qui lempêchait de suppléer à lignorance par limagination. Il ne fut pas jaloux dabord de toute la vie dOdette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-être mal interprétée, lavait amené à supposer quOdette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre, sattacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles nétaient que le souvenir, la perpétuation dune souffrance qui lui était venue du dehors.
Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, lemmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait quelle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans lhôtel et quelle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle leût cruellement blessé. Et comment naurait-il pas été misanthrope quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie plus encore que navait fait le goût voluptueux et riant quil avait dabord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, laspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se manifestait.
Un mois après le jour où il avait lu la lettre
adressée par Odette à Forcheville, Swann alla
à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois.
Au moment où on se préparait à partir, il
remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs des
invités et crut comprendre quon rappelait au
pianiste de venir le lendemain à une partie à
Chatou; or, lui, Swann, ny était pas
invité.
Les Verdurin navaient parlé quà demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, sécria:
«Il ne faudra aucune lumière et quil joue la sonate Clair de lune dans lobscurité pour mieux voir séclairer les choses.»
Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où limmobile signe dintelligence du complice se dissimule sous les sourires de lingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui saperçoivent dune gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est lobjet. Odette eut soudain lair dune désespérée qui renonce à lutter contre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir quelle nallât pas le lendemain à Chatou ou quelle ly fit inviter et apaiser dans ses bras langoisse quil ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit à Swann:
Alors, adieu, à bientôt, nest-ce pas? tâchant par lamabilité du regard et la contrainte du sourire de lempêcher de penser quelle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusquici:
«A demain à Chatou, à après-demain chez moi.»
M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann sétait rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.
«Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M. de Forcheville.
«Oui, Madame», répondit Odette.
«Comment, mais je croyais que je vous reconduisais», sécria Swann, disant sans dissimulation, les mots nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans létat où il était.
«Mais Mme Verdurin ma demandé...»
«Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous lavons laissée assez de fois, dit Mme Verdurin.»
Mais cest que javais une chose importante à dire à Madame.
Eh bien! vous la lui écrirez...
Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.
Il essaya de sourire mais il avait lair atterré.
As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme Verdurin à son mari quand ils furent rentrés. Jai cru quil allait me manger, parce que nous ramenions Odette. Cest dune inconvenance, vraiment! Alors, quil dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous! Je ne comprends pas quOdette supporte des manières pareilles. Il a absolument lair de dire: vous mappartenez. Je dirai ma manière de penser à Odette, jespère quelle comprendra.»
Et elle ajouta encore un instant après, avec colère:
Non, mais voyez-vous, cette sale bête! employant sans sen rendre compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifiercomme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourirles mots quarrachent les derniers sursauts dun animal inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de lécraser.
Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann savança, son cocher le regardant lui demanda sil nétait pas malade ou sil nétait pas arrivé de malheur.
Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, quil rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu factice quil avait pris jusquici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les baisers dOdette lui devenaient aussi odieux quil les avait trouvés doux, sils étaient adressés à dautres que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à lheure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour lart et même une sorte de noblesse morale, maintenant que cétait un autre que lui quOdette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.
Il se représentait avec dégoût la
soirée du lendemain à Chatou.
«Dabord cette idée daller à
Chatou! Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique!
vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent
pas exister réellement, ils doivent sortir du
théâtre de Labiche!»
Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. «Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, sils ne se retrouvaient pas tous demain à Chatou!» Hélas! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à «faire des mariages», qui inviterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, «car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bête!!!»
Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin après dîner, les plaisanteries qui, quel que fût lennuyeux quelles eussent pour cible, lavaient toujours amusé parce quil voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que cétait peut-être de lui quon allait faire rire Odette. «Quelle gaieté fétide! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte quil avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature dont le visage est fait à limage de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. Cest vraiment incroyable de penser quun être humain peut ne pas comprendre quen se permettant un sourire à légard dun semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusquà une fange doù il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. Jhabite à trop de milliers de mètres daltitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries dune Verdurin, sécria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu mest témoin que jai sincèrement voulu tirer Odette de là, et lélever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout, se dit-il, comme si cette mission darracher Odette à une atmosphère de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et comme sil ne se létait pas donnée seulement depuis quil pensait que ces sarcasmes lavaient peut-être lui-même pour objet et tentaient de détacher Odette de lui.
Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mme Verdurin seffrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire à ses nerfs: «Idiote, menteuse! sécria-t-il, et ça croit aimer lArt!». Elle dirait à Odette, après lui avoir insinué adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui: «Vous allez faire une petite place à côté de vous à M. de Forcheville.» «Dans lobscurité! maquerelle, entremetteuse!». «Entremetteuse», cétait le nom quil donnait aussi à la musique qui les convierait à se taire, à rêver ensemble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française.
En somme la vie quon menait chez les Verdurin et
quil avait appelée si souvent «la vraie
vie», lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau
le dernier des milieux. «Cest vraiment, disait-il, ce
quil y a de plus bas dans léchelle sociale, le
dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se
réfère aux Verdurin! Au fond, comme les gens du
monde dont on peut médire, mais qui tout de même
sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde
sagesse en refusant de les connaître, dy salir
même le bout de leurs doigts. Quelle divination dans ce
«Noli me tangere» du faubourg Saint-Germain.»
Il avait quitté depuis bien longtemps les allées du
Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas
encore dégrisé de sa douleur et de la verve
dinsincérité dont les intonations menteuses,
la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient
dinstant en instant plus abondamment livresse, il
continuait encore à pérorer tout haut dans le
silence de la nuit: «Les gens du monde ont leurs
défauts que personne ne reconnaît mieux que moi,
mais enfin ce sont tout de même des gens avec qui certaines
choses sont impossibles.
Telle femme élégante que jai connue
était loin dêtre parfaite, mais enfin il y
avait tout de même chez elle un fond de délicatesse,
une loyauté dans les procédés qui
lauraient rendue, quoi quil arrivât, incapable
dune félonie et qui suffisent à mettre des
abîmes entre elle et une mégère comme la
Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut dire quils sont
complets, quils sont beaux dans leur genre! Dieu merci, il
nétait que temps de ne plus condescendre à la
promiscuité avec cette infamie, avec ces
ordures.»
Mais, comme les vertus quil attribuait tantôt encore aux Verdurin, nauraient pas suffi, même sils les avaient vraiment possédées, mais sils navaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il sattendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers dautres personnes, ne pouvait lui venir que dOdette,de même, limmoralité, eût-elle été réelle, quil trouvait aujourdhui aux Verdurin aurait été impuissante, sils navaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir «leur infamie». Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie den avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme sils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant quil se livrait à ces invectives, était probablement, sans quil sen aperçût, occupée dun objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en sécriant dune voix naturelle cette fois: «Je crois que jai trouvé le moyen de me faire inviter demain au dîner de Chatou!» Mais le moyen devait être mauvais, car Swann ne fut pas invité: le docteur Cottard qui, appelé en province pour un cas grave, navait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et navait pu aller à Chatou, dit, le lendemain de ce dîner, en se mettant à table chez eux:
«Mais, est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien ce quon appelle un ami personnel du...»
«Mais jespère bien que non! sécria Mme Verdurin, Dieu nous en préserve, il est assommant, bête et mal élevé.»
Cottard à ces mots manifesta en même temps son étonnement et sa soumission, comme devant une vérité contraire à tout ce quil avait cru jusque-là, mais dune évidence irrésistible; et, baissant dun air ému et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre: «Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!» en traversant à reculons, dans sa retraite repliée en bon ordre jusquau fond de lui-même, le long dune gamme descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.
Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint
un obstacle à leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus
comme au premier temps de leur amour: «Nous nous venons en
tous cas demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.»
Mais: «Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a
un souper chez les Verdurin.» Ou bien les Verdurin devaient
lemmener à lOpéra-Comique voir
«Une nuit de Cléopâtre» et Swann lisait
dans les yeux dOdette cet effroi quil lui
demandât de ny pas aller, que naguère il
naurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de
sa maîtresse, et qui maintenant
lexaspérait.
«Ce nest pas de la colère, pourtant, se
disait-il à lui-même, que jéprouve en
voyant lenvie quelle a daller picorer dans
cette musique stercoraire. Cest du chagrin, non pas certes
pour moi, mais pour elle; du chagrin de voir quaprès
avoir vécu plus de six mois en contact quotidien avec moi,
elle na pas su devenir assez une autre pour éliminer
spontanément Victor Massé! Surtout pour ne pas
être arrivée à comprendre quil y a des
soirs où un être dune essence un peu
délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand
on le lui demande. Elle devrait savoir dire «je nirai
pas», ne fût-ce que par intelligence, puisque
cest sur sa réponse quon classera une fois
pour toutes sa qualité dâme. «Et
sétant persuadé à lui-même que
cétait seulement en effet pour pouvoir porter un
jugement plus favorable sur la valeur spirituelle dOdette
quil désirait que ce soir-là elle
restât avec lui au lieu daller à
lOpéra-Comique, il lui tenait le même
raisonnement, au même degré
dinsincérité quà soi-même,
et même, à un degré de plus, car alors il
obéissait aussi au désir de la prendre par
lamour-propre.
Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant
quelle partît pour le théâtre,
quen te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si
jétais égoïste, seraient pour que tu me
refuses, car jai mille choses à faire ce soir et je
me trouverai moi-même pris au piège et bien
ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu
niras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas
tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour
où me voyant à jamais détaché de toi
tu auras le droit de me reprocher de ne pas tavoir avertie
dans les minutes décisives où je sentais que
jallais porter sur toi un de ces jugements
sévères auxquels lamour ne résiste pas
longtemps.
Vois-tu, «Une nuit de Cléopâtre» (quel
titre!) nest rien dans la circonstance. Ce quil faut
savoir cest si vraiment tu es cet être qui est au
dernier rang de lesprit, et même du charme,
lêtre méprisable qui nest pas capable de
renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment
pourrait-on taimer, car tu nes même pas une
personne, une créature définie, imparfaite, mais du
moins perfectible?
Tu es une eau informe qui coule selon la pente quon lui
offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion
qui tant quil vivra dans son aquarium se heurtera cent fois
par jour contre le vitrage quil continuera à prendre
pour de leau. Comprends-tu que ta réponse, je ne dis
pas aura pour effet que je cesserai de taimer
immédiatement, bien entendu, mais te rendra moins
séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu
nes pas une personne, que tu es au-dessous de toutes les
choses et ne sais te placer au-dessus daucune?
Évidemment jaurais mieux aimé te demander
comme une chose sans importance, de renoncer à «Une
nuit de Cléopâtre» (puisque tu mobliges
à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans
lespoir que tu irais cependant.
Mais, décidé à tenir un tel compte,
à tirer de telles conséquences de ta
réponse, jai trouvé plus loyal de ten
prévenir.»
Odette depuis un moment donnait des signes
démotion et dincertitude.
A défaut du sens de ce discours, elle comprenait
quil pouvait rentrer dans le genre commun des
«laïus», et scènes de reproches ou de
supplications dont lhabitude quelle avait des hommes
lui permettait sans sattacher aux détails des mots,
de conclure quils ne les prononceraient pas sils
nétaient pas amoureux, que du moment quils
étaient amoureux, il était inutile de leur
obéir, quils ne le seraient que plus après.
Aussi aurait-elle écouté Swann avec le plus grand
calme si elle navait vu que lheure passait et que
pour peu quil parlât encore quelque temps, elle
allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre,
obstiné et confus, «finir par manquer
lOuverture!»
Dautres fois il lui disait que ce qui plus que tout
ferait quil cesserait de laimer, cest
quelle ne voulût pas renoncer à mentir.
«Même au simple point de vue de la coquetterie, lui
disait-il, ne comprends-tu donc pas combien tu perds de ta
séduction en tabaissant à mentir? Par un
aveu! combien de fautes tu pourrais racheter!
Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!»
Mais cest en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les
raisons quelle avait de ne pas mentir; elles auraient pu
ruiner chez Odette un système général du
mensonge; mais Odette nen possédait pas; elle se
contentait seulement, dans chaque cas où elle voulait que
Swann ignorât quelque chose quelle avait fait, de ne
pas le lui dire. Ainsi le mensonge était pour elle un
expédient dordre particulier; et ce qui seul pouvait
décider si elle devait sen servir ou avouer la
vérité, cétait une raison dordre
particulier aussi, la chance plus ou moins grande quil y
avait pour que Swann pût découvrir quelle
navait pas dit la vérité.
Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle
épaississait; et le charme expressif et dolent, les
regards étonnés et rêveurs quelle avait
autrefois semblaient avoir disparu avec sa première
jeunesse. De sorte quelle était devenue si
chère à Swann au moment pour ainsi dire où
il la trouvait précisément bien moins jolie. Il la
regardait longuement pour tâcher de ressaisir le charme
quil lui avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir
que sous cette chrysalide nouvelle, cétait toujours
Odette qui vivait, toujours la même volonté fugace,
insaisissable et sournoise, suffisait à Swann pour
quil continuât de mettre la même passion
à chercher à la capter.
Puis il regardait des photographies dil y avait deux ans,
il se rappelait comme elle avait été
délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant
de mal pour elle.
Quand les Verdurin lemmenaient à Saint-Germain, à Chatou, à Meulan, souvent, si cétait dans la belle saison, ils proposaient, sur place, de rester à coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin cherchait à apaiser les scrupules du pianiste dont la tante était restée à Paris.
Elle sera enchantée dêtre débarrassée de vous pour un jour. Et comment sinquiéterait-elle, elle vous sait avec nous? dailleurs je prends tout sous mon bonnet.
Mais si elle ny réussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvait un bureau de télégraphe ou un messager et sinformait de ceux des fidèles qui avaient quelquun à faire prévenir. Mais Odette le remerciait et disait quelle navait de dépêche à faire pour personne, car elle avait dit à Swann une fois pour toutes quen lui en envoyant une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois cétait pour plusieurs jours quelle sabsentait, les Verdurin lemmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur le conseil du peintre, des couchers de soleil en forêt et on poussait jusquau château de Pierrefonds.
«Penser quelle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié larchitecture pendant dix ans et qui suis tout le temps supplié de mener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et quà la place elle va avec les dernières des brutes sextasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc! Il me semble quil ny a pas besoin dêtre artiste pour cela et que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas daller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments.»
Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierrefonds,hélas, sans lui permettre dy aller, comme par hasard, de son côté, car «cela ferait un effet déplorable», disait-elle,il se plongeait dans le plus enivrant des romans damour, lindicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, laprès-midi, le soir, ce matin même! Le moyen? presque davantage: lautorisation. Car enfin lindicateur et les trains eux-mêmes nétaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie dimprimés, quà huit heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix heures, cest donc qualler à Pierrefonds était un acte licite, pour lequel la permission dOdette était superflue; et cétait aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le désir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas laccomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauffer des locomotives.
En somme elle ne pouvait tout de même pas lempêcher daller à Pierrefonds sil en avait envie! Or, justement, il sentait quil en avait envie, et que sil navait pas connu Odette, certainement il y serait allé. Il y avait longtemps quil voulait se faire une idée plus précise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps quil faisait, il éprouvait limpérieux désir dune promenade dans la forêt de Compiègne.
Ce nétait vraiment pas de chance quelle lui défendît le seul endroit qui le tentait aujourdhui. Aujourdhui! Sil y allait, malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourdhui même! Mais, alors que, si elle eût retrouvé à Pierrefonds quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement: «Tiens, vous ici!», et lui aurait demandé daller la voir à lhôtel où elle était descendue avec les Verdurin, au contraire si elle ly rencontrait, lui, Swann, elle serait froissée, elle se dirait quelle était suivie, elle laimerait moins, peut-être se détournerait-elle avec colère en lapercevant. «Alors, je nai plus le droit de voyager!», lui dirait-elle au retour, tandis quen somme cétait lui quinavait plus le droit de voyager!
Il avait eu un moment lidée, pour pouvoir aller
à Compiègne et à Pierrefonds sans avoir
lair que ce fût pour rencontrer Odette, de sy
faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui
avait un château dans le voisinage. Celui-ci, à qui
il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se
sentait pas de joie et sémerveillait que Swann, pour
la première fois depuis quinze ans, consentît enfin
à venir voir sa propriété et, quoiquil
ne voulait pas sy arrêter, lui avait-il dit, lui
promît du moins de faire ensemble des promenades et des
excursions pendant plusieurs jours. Swann simaginait
déjà là-bas avec M. de Forestelle.
Même avant dy voir Odette, même sil ne
réussissait pas à ly voir, quel bonheur il
aurait à mettre le pied sur cette terre où ne
sachant pas lendroit exact, à tel moment, de sa
présence, il sentirait palpiter partout la
possibilité de sa brusque apparition: dans la cour du
château, devenu beau pour lui parce que cétait
à cause delle quil était allé le
voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait
romanesque; sur chaque route de la forêt, rosée par
un couchant profond et tendre;asiles innombrables et
alternatifs, où venait simultanément se
réfugier, dans lincertaine ubiquité de ses
espérances, son cur heureux, vagabond et
multiplié. «Surtout, dirait-il à M. de
Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les
Verdurin; je viens dapprendre quils sont justement
aujourdhui à Pierrefonds.
On a assez le temps de se voir à Paris, ce ne serait pas
la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns
sans les autres.» Et son ami ne comprendrait pas pourquoi
une fois là-bas il changerait vingt fois de projets,
inspecterait les salles à manger de tous les hôtels
de Compiègne sans se décider à
sasseoir dans aucune de celles où pourtant on
navait pas vu trace de Verdurin, ayant lair de
rechercher ce quil disait vouloir fuir et du reste le
fuyant dès quil laurait trouvé, car
sil avait rencontré le petit groupe, il sen
serait écarté avec affectation, content
davoir vu Odette et quelle leût vu,
surtout quelle leût vu ne se souciant pas
delle.
Mais non, elle devinerait bien que cétait pour elle
quil était là.
Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui
disait: «Hélas! non, je ne peux pas aller
aujourdhui à Pierrefonds, Odette y est
justement.» Et Swann était heureux malgré
tout de sentir que, si seul de tous les mortels il navait
pas le droit en ce jour daller à Pierrefonds,
cétait parce quil était en effet pour
Odette quelquun de différent des autres, son amant,
et que cette restriction apportée pour lui au droit
universel de libre circulation, nétait quune
des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était si
cher. Décidément il valait mieux ne pas risquer de
se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il
passait ses journées penché sur une carte de la
forêt de Compiègne comme si çavait
été la carte du Tendre, sentourait de
photographies du château de Pierrefonds. Dés que
venait le jour où il était possible quelle
revînt, il rouvrait lindicateur, calculait quel train
elle avait dû prendre, et si elle sétait
attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas
de peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas,
pour le cas où, revenue par le dernier train, elle aurait
voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la
nuit. Justement il entendait sonner à la porte
cochère, il lui semblait quon tardait à
ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait
à la fenêtre pour appeler Odette si
cétait elle, car malgré les recommandations
quil était descendu faire plus de dix fois
lui-même, on était capable de lui dire quil
nétait pas là. Cétait un
domestique qui rentrait. Il remarquait le vol incessant des
voitures qui passaient, auquel il navait jamais fait
attention autrefois. Il écoutait chacune venir au loin,
sapprocher, dépasser sa porte sans sêtre
arrêtée et porter plus loin un message qui
nétait pas pour lui. Il attendait toute la nuit,
bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur
retour, Odette était à Paris depuis midi; elle
navait pas eu lidée de len
prévenir; ne sachant que faire elle avait
été passer sa soirée seule au
théâtre et il y avait longtemps quelle
était rentrée se coucher et dormait.
Bien quelle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirée où il était invité comme elle,chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal de charité dans un ministère,il se trouvât en même temps quelle. Il la voyait mais nosait pas rester de peur de lirriter en ayant lair dépier les plaisirs quelle prenait avec dautres et quitandis quil rentrait solitaire, quil allait se coucher anxieux comme je devais lêtre moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combraylui semblaient illimités parce quil nen avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies quon serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de linquiétude brusquement arrêtée, dappeler des joies calmes, parce quelles consistent en un apaisement: il était allé passer un instant à un raout chez le peintre et sapprêtait à le quitter; il y laissait Odette muée en une brillante étrangère, au milieu dhommes à qui ses regards et sa gaieté qui nétaient pas pour lui, semblaient parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au «Bal des Incohérents» où il tremblait quelle nallât ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que lunion charnelle même parce quil limaginait plus difficilement; il était déjà prêt à passer la porte de latelier quand il sentendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui lépouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient du retour dOdette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce nétait quun déguisement quelle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots quOdette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil: «Vous ne voudriez pas mattendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi.»
Il est vrai quun jour Forcheville avait demandé à être ramené en même temps, mais comme, arrivé devant la porte dOdette il avait sollicité la permission dentrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant Swann: «Ah! cela dépend de ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin, entrez un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous préviens quil aime causer tranquillement avec moi, et quil naime pas beaucoup quil y ait des visites quand il vient. Ah! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais; nest-ce pas, my love, il ny a que moi qui vous connaisse bien?»
Et Swann était peut-être encore plus touché de la voir ainsi lui adresser en présence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, de prédilection, mais encore certaines critiques comme: «Je suis sûre que vous navez pas encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche. Ny allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poli», ou: «Avez-vous laissé seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir lavancer un peu demain? Quel paresseux! Je vous ferai travailler, moi!» qui prouvaient quOdette se tenait au courant de ses invitations dans le monde et de ses études dart, quils avaient bien une vie à eux deux. Et en disant cela elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentait toute à lui.
Alors à ces moments-là, pendant quelle leur faisait de lorangeade, tout dun coup, comme quand un réflecteur mal réglé dabord promène autour dun objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et sanéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes quil se faisait dOdette sévanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le brusque soupçon que cette heure passée chez Odette, sous la lampe, nétait peut-être pas une heure factice, à son usage à lui (destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de la vraie vie dOdette, de la vie dOdette quand lui nétait pas là), avec des accessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être une heure pour de bon de la vie dOdette, que sil navait pas été là elle eût avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un breuvage inconnu, mais précisément cette orangeade; que le monde habité par Odette nétait pas cet autre monde effroyable et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui nexistait peut-être que dans son imagination, mais lunivers réel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter, tous ces objets quil contemplait avec autant de curiosité et dadmiration que de gratitude, car si en absorbant ses rêves ils len avaient délivré, eux en revanche, sen étaient enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable, et ils intéressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, en même temps quils tranquillisaient son cur. Ah! si le destin avait permis quil pût navoir quune seule demeure avec Odette et que chez elle il fût chez lui, si en demandant au domestique ce quil y avait à déjeuner ceût été le menu dOdette quil avait appris en réponse, si quand Odette voulait aller le matin se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari lavait obligé, neût-il pas envie de sortir, à laccompagner, portant son manteau quand elle avait trop chaud, et le soir après le dîner si elle avait envie de rester chez elle en déshabillé, sil avait été forcé de rester là près delle, à faire ce quelle voudrait; alors combien tous les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce quils auraient en même temps fait partie de la vie dOdette auraient pris, même les plus familiers,et comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rêve, qui matérialisaient tant de désirune sorte de douceur surabondante et de densité mystérieuse.
Pourtant il se doutait bien que ce quil regrettait ainsi cétait un calme, une paix qui nauraient pas été pour son amour une atmosphère favorable. Quand Odette cesserait dêtre pour lui une créature toujours absente, regrettée, imaginaire, quand le sentiment quil aurait pour elle ne serait plus ce même trouble mystérieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de laffection, de la reconnaissance quand sétabliraient entre eux des rapports normaux qui mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la vie dOdette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmescomme il avait déjà eu plusieurs fois le soupçon quils étaient, par exemple le jour où il avait lu à travers lenveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant son mal avec autant de sagacité que sil se létait inoculé pour en faire létude, il se disait que, quand il serait guéri, ce que pourrait faire Odette lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire, il redoutait à légal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce quil était actuellement.
Après ces tranquilles soirées, les soupçons de Swann étaient calmés; il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille avaient excité ou sa gratitude, ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme damour qui avait besoin de se dépenser.
Mais, à dautres moments, sa douleur le reprenait, il simaginait quOdette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux lavaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il navait pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir quavait remarqué jusquà son cocher, de revenir avec lui, puis sen retourner de son côté, seul et vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à Forcheville et lui dire: «Hein! ce quil rage!» les mêmes regards, brillants, malicieux, abaissés et sournois, que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin.
Alors Swann la détestait. «Mais aussi, je suis
trop bête, se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir
des autres. Elle fera tout de même bien de faire attention
et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne
plus rien donner du tout. En tous cas, renonçons
provisoirement aux gentillesses supplémentaires! Penser
que pas plus tard quhier, comme elle disait avoir envie
dassister à la saison de Bayreuth, jai eu la
bêtise de lui proposer de louer un des jolis châteaux
du roi de Bavière pour nous deux dans les environs. Et
dailleurs elle na pas paru plus ravie que cela, elle
na encore dit ni oui ni non; espérons quelle
refusera, grand Dieu! Entendre du Wagner pendant quinze jours
avec elle qui sen soucie comme un poisson dune pomme,
ce serait gai!» Et sa haine, tout comme son amour, ayant
besoin de se manifester et dagir, il se plaisait à
pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce
que, grâce aux perfidies quil prêtait à
Odette, il la détestait davantage et pourrait sice
quil cherchait à se figurerelles se trouvaient
être vraies, avoir une occasion de la punir et
dassouvir sur elle sa rage grandissante.
Il alla ainsi jusquà supposer quil allait
recevoir une lettre delle où elle lui demanderait de
largent pour louer ce château près de
Bayreuth, mais en le prévenant quil ny
pourrait pas venir, parce quelle avait promis à
Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah!
comme il eût aimé quelle pût avoir
cette audace. Quelle joie il aurait à refuser, à
rédiger la réponse vengeresse dont il se
complaisait à choisir, à énoncer tout haut
les termes, comme sil avait reçu la lettre en
réalité.
Or, cest ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir dassister à ces représentations de Wagner et que, sil voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux, le plaisir de les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu que leur présence excluait la sienne.
Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sans oser espérer quelle pourrait servir jamais il avait la joie de la lui faire porter. Hélas! il sentait bien quavec largent quelle avait, ou quelle trouverait facilement, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth puisquelle en avait envie, elle qui nétait pas capable de faire de différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyen comme sil lui eût envoyé cette fois quelques billets de mille francs, dorganiser chaque soir, dans un château, de ces soupers fins après lesquels elle se serait peut-être passé la fantaisie,quil était possible quelle neût jamais eue encore, de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage détesté, ce nétait pas lui, Swann, qui le paierait!Ah! sil avait pu lempêcher, si elle avait pu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui lemmènerait à la gare avait consenti, à nimporte quel prix, à la conduire dans un lieu où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme perfide, aux yeux émaillés par un sourire de complicité adressé à Forcheville, quOdette était pour Swann depuis quarante-huit heures.
Mais elle ne létait jamais pour très
longtemps; au bout de quelques jours le regard luisant et fourbe
perdait de son éclat et de sa duplicité, cette
image dune Odette exécrée disant à
Forcheville: «Ce quil rage!» commençait
à pâlir, à seffacer. Alors,
progressivement reparaissait et sélevait en brillant
doucement, le visage de lautre Odette, de celle qui
adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire
où il ny avait pour Swann que de la tendresse, quand
elle disait: «Ne restez pas longtemps, car ce
monsieur-là naime pas beaucoup que jaie des
visites quand il a envie dêtre auprès de
moi.
Ah! si vous connaissiez cet être-là autant que je
le connais!», ce même sourire quelle avait pour
remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse
quelle prisait si fort, de quelque conseil quelle lui
avait demandé dans une de ces circonstances graves
où elle navait confiance quen lui.
Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il avait pu écrire cette lettre outrageante dont sans doute jusquici elle ne leût pas cru capable, et qui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par sa bonté, sa loyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher, car cétait pour ces qualités-là, quelle ne trouvait ni à Forcheville ni à aucun autre, quelle laimait. Cétait à cause delles quOdette lui témoignait si souvent une gentillesse quil comptait pour rien au moment où il était jaloux, parce quelle nétait pas une marque de désir, et prouvait même plutôt de laffection que de lamour, mais dont il recommençait à sentir limportance au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons, souvent accentuée par la distraction que lui apportait une lecture dart ou la conversation dun ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités.
Maintenant quaprès cette oscillation, Odette était naturellement revenue à la place doù la jalousie de Swann lavait un moment écartée, dans langle où il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, quil ne pouvait sempêcher davancer les lèvres vers elle comme si elle avait été là et quil eût pu lembrasser; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait de lavoir réellement et si cela neût pas été seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir.
Comme il avait dû lui faire de la peine! Certes il
trouvait des raisons valables à son ressentiment contre
elle, mais elles nauraient pas suffi à le lui faire
éprouver sil ne lavait pas autant
aimée.
Navait-il pas eu des griefs aussi graves contre
dautres femmes, auxquelles il eût néanmoins
volontiers rendu service aujourdhui, étant contre
elles sans colère parce quil ne les aimait plus.
Sil devait jamais un jour se trouver dans le même
état dindifférence vis-à-vis
dOdette, il comprendrait que cétait sa
jalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose
datroce, dimpardonnable, à ce désir, au
fond si naturel, provenant dun peu denfantillage et
aussi dune certaine délicatesse dâme, de
pouvoir à son tour, puisquune occasion sen
présentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer
à la maîtresse de maison.
Il revenait à ce point de vueopposé à celui de son amour et de sa jalousie et auquel il se plaçait quelquefois par une sorte déquité intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilitésdoù il essayait de juger Odette comme sil ne lavait pas aimée, comme si elle était pour lui une femme comme les autres, comme si la vie dOdette navait pas été, dès quil nétait plus là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi croire quelle goûterait là-bas avec Forcheville ou avec dautres des plaisirs enivrants quelle navait pas connus auprès de lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes pièces? A Bayreuth comme à Paris, sil arrivait que Forcheville pensât à lui ce neût pu être que comme à quelquun qui comptait beaucoup dans la vie dOdette, à qui il était obligé de céder la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient dêtre là-bas malgré lui, cest lui qui laurait voulu en cherchant inutilement à lempêcher dy aller, tandis que sil avait approuvé son projet, dailleurs défendable, elle aurait eu lair dêtre là-bas daprès son avis, elle sy serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir quelle aurait éprouvé à recevoir ces gens qui lavaient tant reçue, cest à Swann quelle en aurait su gré.
Et,au lieu quelle allait partir brouillée avec lui, sans lavoir revu, sil lui envoyait cet argent, sil lencourageait à ce voyage et soccupait de le lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir quil navait pas goûtée depuis près dune semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la représenter sans horreur, quil revoyait de la bonté dans son sourire, et que le désir de lenlever à tout autre, nétait plus ajouté par la jalousie à son amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait la personne dOdette, pour le plaisir quil avait à admirer comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène, le lever dun de ses regards, la formation dun de ses sourires, lémission dune intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de tous les autres, avait fini par créer en lui un besoin delle et quelle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque aussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, quun autre besoin qui caractérisait cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la dépression des années antérieures avait succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans quil sût davantage à quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie intérieure quune personne de santé délicate qui à partir dun certain moment se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps sacheminer vers une complète guérisoncet autre besoin qui se développait aussi en dehors du monde réel, cétait celui dentendre, de connaître de la musique.
Ainsi, par le chimisme même de son mal, après quil avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue lOdette charmante et bonne. Il avait des remords davoir été dur pour elle. Il voulait quelle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis quavant, lui demander une réconciliation, prenait-elle lhabitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de lirriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis delle pendant la brouille, quand il lui avait dit quil ne lui enverrait pas dargent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il létait, vis-à-vis sinon delle, du moins de lui-même, en dautres cas où dans lintérêt de lavenir de leur liaison, pour montrer à Odette quil était capable de se passer delle, quune rupture restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez elle.
Parfois cétait après quelques jours
où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau; et
comme, des visites prochaines quil lui ferait, il savait
quil ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus
probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme où
il se trouvait, il lui écrivait quétant
très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours
quil lui avait dit. Or une lettre delle, se croisant
avec la sienne, le priait précisément de
déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi; ses
soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus
tenir, dans létat nouveau dagitation où
il se trouvait, lengagement quil avait pris dans
létat antérieur de calme relatif, il courait
chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants.
Et même si elle ne lui avait pas écrit la
première, si elle répondait seulement, cela
suffisait pour quil ne pût plus rester sans la
voir.
Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement
dOdette avait tout changé en lui. Comme tous ceux
qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait
sil cessait un moment de la posséder, il avait
ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le
reste dans le même état que quand elle était
là. Or labsence dune chose, ce nest pas
que cela, ce nest pas un simple manque partiel, cest
un bouleversement de tout le reste, cest un état
nouveau quon ne peut prévoir dans lancien.
Mais dautres fois au contraire,Odette était sur le point de partir en voyage,cétait après quelque petite querelle dont il choisissait le prétexte, quil se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice dune grande brouille, quelle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du voyage et quil faisait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée, de navoir reçu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois semaines de séparation acceptée, cétait avec plaisir quil considérait lidée quil reverrait Odette à son retour: mais cétait aussi avec si peu dimpatience quil commençait à se demander sil ne doublerait pas volontierement la durée dune abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui quil avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans lavoir comme maintenant prémédité. Et pourtant voici quune légère contrariété ou un malaise physique,en lincitant à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettrait daccueillir lapaisement quapporte un plaisir et de donner congé, jusquà la reprise utile de leffort, à la volontésuspendait laction de celle-ci qui cessait dexercer sa compression; ou, moins que cela, le souvenir dun renseignement quil avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si cétait des actions ordinaires ou privilégiées quelle désirait acquérir (cétait très joli de lui montrer quil pouvait rester sans la voir, mais si après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancé), voici que comme un caoutchouc tendu quon lâche ou comme lair dans une machine pneumatique quon entrouvre, lidée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenait dun bond dans le champ du présent et des possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et
dailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien
moins de peine à sentir sapprocher un à un
les quinze jours quil devait rester séparé
dOdette, quil nen avait à attendre les
dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui
allait lemmener chez elle et quil passait dans des
transports dimpatience et de joie où il
ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette
idée de la retrouver qui, par un retour si brusque, au
moment où il la croyait si loin, était de nouveau
près de lui dans sa plus proche conscience.
Cest quelle ne trouvait plus pour lui faire obstacle
le désir de chercher sans plus tarder à lui
résister qui nexistait plus chez Swann depuis que
sétant prouvé à
lui-même,il le croyait du moins,quil en
était si aisément capable, il ne voyait plus aucun
inconvénient à ajourner un essai de
séparation quil était certain maintenant de
mettre à exécution dès quil le
voudrait. Cest aussi que cette idée de la revoir
revenait parée pour lui dune nouveauté,
dune séduction, douée dune virulence
que lhabitude avait émoussées, mais qui
sétaient retrempées dans cette privation non
de trois jours mais de quinze (car la durée dun
renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme
assigné), et de ce qui jusque-là eût
été un plaisir attendu quon sacrifie
aisément, avait fait un bonheur inespéré
contre lequel on est sans force. Cest enfin quelle y
revenait embellie par lignorance où était
Swann de ce quOdette avait pu penser, faire peut-être
en voyant quil ne lui avait pas donné signe de vie,
si bien que ce quil allait trouver cétait la
révélation passionnante dune Odette presque
inconnue.
Mais elle, de même quelle avait cru que son refus dargent nétait quune feinte, ne voyait quun prétexte dans le renseignement que Swann venait lui demander, sur la voiture à repeindre, ou la valeur à acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises quil traversait et dans lidée quelle sen faisait, elle omettait den comprendre le mécanisme, ne croyant quà ce quelle connaissait davance, à la nécessaire, à linfaillible et toujours identique terminaison. Idée incomplète,dautant plus profonde peut-êtresi on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute trouvé quil était incompris dOdette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadés quils ont été arrêtés, lun par un événement extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude invétérée, lautre par une indisposition accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui nattache pas la même importance queux à ces prétendues contingences, simples déguisements, selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et létat morbide qui, en réalité, nont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis quils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, lamour de Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.
Certes létendue de cet amour, Swann nen
avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le
mesurer, il lui arrivait parfois quil semblât
diminué, presque réduit à rien; par exemple,
le peu de goût, presque le dégoût que lui
avaient inspiré, avant quil aimât Odette, ses
traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait
à certains jours. «Vraiment il y a progrès
sensible, se disait-il le lendemain; à voir exactement les
choses, je navais presque aucun plaisir hier à
être dans son lit, cest curieux je la trouvais
même laide.» Et certes, il était
sincère, mais son amour sétendait bien
au-delà des régions du désir physique. La
personne même dOdette ny tenait plus une grande
place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la
photographie dOdette, ou quand elle venait le voir, il
avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol
avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se
disait presque avec étonnement: «Cest
elle» comme si tout dun coup on nous montrait
extériorisée devant nous une de nos maladies et que
nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous
souffrons. «Elle», il essayait de se demander ce que
cétait; car cest une ressemblance de
lamour et de la mort, plutôt que celles si vagues,
que lon redit toujours, de nous faire interroger plus
avant, dans la peur que sa réalité se
dérobe, le mystère de la personnalité. Et
cette maladie quétait lamour de Swann avait
tellement multiplié, il était si étroitement
mêlé à toutes les habitudes de Swann,
à tous ses actes, à sa pensée, à sa
santé, à son sommeil, à sa vie, même
à ce quil désirait pour après sa mort,
il ne faisait tellement plus quun avec lui, quon
naurait pas pu larracher de lui sans le
détruire lui-même à peu près tout
entier: comme on dit en chirurgie, son amour nétait
plus opérable.
Certes, il avait trop longtemps oublié quil était le «fils Swann» pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif que ceux quil eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé; et si lamabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moins vive que celle de laristocratie (mais plus flatteuse dailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre daltesse, quelques divertissements princiers quelle lui proposât, ne pouvait lui être aussi agréable que celle qui lui demandait dêtre témoin, ou seulement dassister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents dont les uns avaient continué à le voircomme mon grand-père qui, lannée précédente, lavait invité au mariage de ma mèreet dont certains autres le connaissaient personnellement à peine mais se croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.
Mais, par les intimités déjà anciennes
quil avait parmi eux, les gens du monde, dans une certaine
mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et
de sa famille. Il se sentait, à considérer ses
brillantes amitiés, le même appui hors de
lui-même, le même confort, quà regarder
les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table,
qui lui venaient des siens. Et la pensée que sil
tombait chez lui frappé dune attaque ce serait tout
naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de
Luxembourg et le baron de Charlus, que son valet de chambre
courrait chercher, lui apportait la même consolation
quà notre vieille Françoise de savoir
quelle serait ensevelie dans des draps fins à elle,
marqués, non reprisés (ou si finement que cela ne
donnait quune plus haute idée du soin de
louvrière), linceul de limage fréquente
duquel elle tirait une certaine satisfaction, sinon de
bien-être, au moins damour-propre.
Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions, et de ses
pensées qui se rapportaient à Odette, Swann
était constamment dominé et dirigé par le
sentiment inavoué quil lui était
peut-être pas moins cher, mais moins agréable
à voir que quiconque, que le plus ennuyeux fidèle
des Verdurin, quand il se reportait à un monde pour qui il
était lhomme exquis par excellence, quon
faisait tout pour attirer, quon se désolait de ne
pas voir, il recommençait à croire à
lexistence dune vie plus heureuse, presque à
en éprouver lappétit, comme il arrive
à un malade alité depuis des mois, à la
diète, et qui aperçoit dans un journal le menu
dun déjeuner officiel ou lannonce dune
croisière en Sicile.
Sil était obligé de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas leur faire de visites, cétait de lui en faire quil cherchait à sexcuser auprès dOdette. Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu quil eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si cétait assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus quelle avait rencontré allant chez elle, et qui avait exigé quil laccompagnât. Et à défaut daucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme spontanément, au cours de la conversation, quil se rappelait avoir à parler à Swann, quelle voulût bien lui faire demander de passer tout de suite chez elle; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen navait pas réussi. De sorte que si elle faisait maintenant de fréquentes absences, même à Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle laimait, lui disait: «Je suis toujours libre» et «Quest-ce que lopinion des autres peut me faire?», maintenant, chaque fois quil voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prétextait des occupations. Quand il parlait daller à une fête de charité, à un vernissage, à une première, où elle serait, elle lui disait quil voulait afficher leur liaison, quil la traitait comme une fille. Cest au point que pour tâcher de nêtre pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait quelle connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait été lui-même lami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander duser de son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle parlait à Swann, de mon oncle, des airs poétiques, disant: «Ah! lui, ce nest pas comme toi, cest une si belle chose, si grande, si jolie, que son amitié pour moi. Ce nest pas lui qui me considérerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics», Swann fut embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser pour parler delle à mon oncle. Il posa dabord lexcellence a priori dOdette, laxiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de lexpérience. «Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ce que cest que la vie de Paris. Tout le monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu ridicule; elle ne peut même pas admettre que je la rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer quelle sexagère le tort quun salut de moi lui cause?»
Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir
Odette qui ne len aimerait que plus, et à Odette de
laisser Swann la retrouver partout où cela lui plairait.
Quelques jours après, Odette disait à Swann
quelle venait davoir une déception en voyant
que mon oncle était pareil à tous les hommes: il
venait dessayer de la prendre de force. Elle calma Swann
qui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il
refusa de lui serrer la main quand il le rencontra.
Il regretta dautant plus cette brouille avec mon oncle
Adolphe quil avait espéré, sil
lavait revu quelquefois et avait pu causer en toute
confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains
bruits relatifs à la vie quOdette avait menée
autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait
lhiver. Et Swann pensait que cétait même
peut-être là quil avait connu Odette. Le peu
qui avait échappé à quelquun devant
lui, relativement à un homme qui aurait été
lamant dOdette avait bouleversé Swann. Mais
les choses quil aurait avant de les connaître,
trouvé le plus affreux dapprendre et le plus
impossible de croire, une fois quil les savait, elles
étaient incorporées à tout jamais à
sa tristesse, il les admettait, il naurait plus pu
comprendre quelles neussent pas été.
Seulement chacune opérait sur lidée
quil se faisait de sa maîtresse une retouche
ineffaçable. Il crut même comprendre, une fois, que
cette légèreté des murs dOdette
quil neût pas soupçonnée,
était assez connue, et quà Bade et à
Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu
une sorte de notoriété galante. Il chercha, pour
les interroger, à se rapprocher de certains viveurs; mais
ceux-ci savaient quil connaissait Odette; et puis il avait
peur de les faire penser de nouveau à elle, de les mettre
sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là rien
naurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui
se rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice,
apprenant quOdette avait peut-être fait autrefois la
fête dans ces villes de plaisir, sans quil dût
jamais arriver à savoir si cétait seulement
pour satisfaire à des besoins dargent que
grâce à lui elle navait plus, ou à des
caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait
avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers
labîme sans fond où étaient
allées sengloutir ces années du début
du Septennat pendant lesquelles on passait lhiver sur la
promenade des Anglais, lété sous les tilleuls
de Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais
magnifique comme celle que leur eût prêtée un
poète; et il eût mis à reconstituer les
petits faits de la chronique de la Côte dAzur
dalors, si elle avait pu laider à comprendre
quelque chose du sourire ou des regardspourtant si
honnêtes et si simplesdOdette, plus de passion
que lesthéticien qui interroge les documents
subsistant de la Florence du XVe siècle pour tâcher
dentrer plus avant dans lâme de la Primavera,
de la bella Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. Souvent
sans lui rien dire il la regardait, il songeait; elle lui disait:
«Comme tu as lair triste!» Il ny avait
pas bien longtemps encore, de lidée quelle
était une créature bonne, analogue aux meilleures
quil eût connues, il avait passé à
lidée quelle était une femme
entretenue; inversement il lui était arrivé depuis
de revenir de lOdette de Crécy, peut-être trop
connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce
visage dune expression parfois si douce, à cette
nature si humaine. Il se disait: «Quest-ce que cela
veut dire quà Nice tout le monde sache qui est
Odette de Crécy? Ces réputations-là,
même vraies, sont faites avec les idées des
autres»; il pensait que cette
légendefût-elle authentiqueétait
extérieure à Odette, nétait pas en
elle comme une personnalité irréductible et
malfaisante; que la créature qui avait pu être
amenée à mal faire, cétait une femme
aux bons yeux, au cur plein de pitié pour la
souffrance, au corps docile quil avait tenu, quil
avait serré dans ses bras et manié, une femme
quil pourrait arriver un jour à posséder
toute, sil réussissait à se rendre
indispensable à elle.
Elle était là, souvent fatiguée, le visage
vidé pour un instant de la préoccupation
fébrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient
souffrir Swann; elle écartait ses cheveux avec ses mains;
son front, sa figure paraissaient plus larges; alors, tout
dun coup, quelque pensée simplement humaine, quelque
bon sentiment comme il en existe dans toutes les
créatures, quand dans un moment de repos ou de repliement
elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait
dans ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son
visage séclairait comme une campagne grise, couverte
de nuages qui soudain sécartent, pour sa
transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui
était en Odette à ce moment-là,
lavenir même quelle semblait rêveusement
regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune
agitation mauvaise ne semblait y avoir laissé de
résidu. Si rares quils devinssent, ces
moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir Swann
reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme
en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit
plus tard (comme on le verra dans la deuxième partie de
cet ouvrage) des sacrifices que lautre Odette
neût pas obtenus. Mais que ces moments étaient
rares, et que maintenant il la voyait peu! Même pour leur
rendez-vous du soir, elle ne lui disait quà la
dernière minute si elle pourrait le lui accorder car,
comptant quelle le trouverait toujours libre, elle voulait
dabord être certaine que personne dautre ne lui
proposerait de venir. Elle alléguait quelle
était obligée dattendre une réponse de
la plus haute importance pour elle, et même si après
quelle avait fait venir Swann des amis demandaient à
Odette, quand la soirée était déjà
commencée, de les rejoindre au théâtre ou
à souper, elle faisait un bond joyeux et shabillait
à la hâte. Au fur et à mesure quelle
avançait dans sa toilette, chaque mouvement quelle
faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait la
quitter, où elle senfuirait dun élan
irrésistible; et quand, enfin prête, plongeant une
dernière fois dans son miroir ses regards tendus et
éclairés par lattention, elle remettait un
peu de rouge à ses lèvres, fixait une mèche
sur son front et demandait son manteau de soirée bleu ciel
avec des glands dor, Swann avait lair si triste
quelle ne pouvait réprimer un geste
dimpatience et disait: «Voilà comme tu me
remercies de tavoir gardé jusquà la
dernière minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose
de gentil. Cest bon à savoir pour une autre
fois!» Parfois, au risque de la fâcher, il se
promettait de chercher à savoir où elle
était allée, il rêvait dune alliance
avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner.
Dailleurs quand il savait avec qui elle passait la
soirée, il était bien rare quil ne pût
pas découvrir dans toutes ses relations à lui
quelquun qui connaissait fût-ce indirectement
lhomme avec qui elle était sortie et pouvait
facilement en obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis
quil écrivait à un de ses amis pour lui
demander de chercher à éclaircir tel ou tel point,
il éprouvait le repos de cesser de se poser ses questions
sans réponses et de transférer à un autre la
fatigue dinterroger. Il est vrai que Swann
nétait guère plus avancé quand il
avait certains renseignements.
Savoir ne permet pas toujours dempêcher, mais du
moins les choses que nous savons, nous les tenons, sinon entre
nos mains, du moins dans notre pensée où nous les
disposons à notre gré, ce qui nous donne
lillusion dune sorte de pouvoir sur elles. Il
était heureux toutes les fois où M. de Charlus
était avec Odette. Entre M. de Charlus et elle, Swann
savait quil ne pouvait rien se passer, que quand M. de
Charlus sortait avec elle cétait par amitié
pour lui et quil ne ferait pas difficulté à
lui raconter ce quelle avait fait.
Quelquefois elle avait déclaré si
catégoriquement à Swann quil lui était
impossible de le voir un certain soir, elle avait lair de
tenir tant à une sortie, que Swann attachait une
véritable importance à ce que M. de Charlus
fût libre de laccompagner. Le lendemain, sans oser
poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le
contraignait, en ayant lair de ne pas bien comprendre ses
premières réponses, à lui en donner de
nouvelles, après chacune desquelles il se sentait plus
soulagé, car il apprenait bien vite quOdette avait
occupé sa soirée aux plaisirs les plus innocents.
«Mais comment, mon petit Mémé, je ne
comprends pas bien..., ce nest pas en sortant de chez elle
que vous êtes allés au musée Grévin?
Vous étiez allés ailleurs dabord. Non?
Oh! que cest drôle! Vous ne savez pas comme vous
mamusez, mon petit Mémé. Mais quelle
drôle didée elle a eue daller ensuite au
Chat Noir, cest bien une idée delle... Non?
cest vous. Cest curieux.
Après tout ce nest pas une mauvaise idée,
elle devait y connaître beaucoup de monde? Non? elle
na parlé à personne? Cest
extraordinaire. Alors vous êtes restés là
comme cela tous les deux tous seuls? Je vois dici cette
scène. Vous êtes gentil, mon petit
Mémé, je vous aime bien.» Swann se sentait
soulagé. Pour lui, à qui il était
arrivé en causant avec des indifférents quil
écoutait à peine, dentendre quelquefois
certaines phrases (celle-ci par exemple: «Jai vu hier
Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne
connais pas»), phrases qui aussitôt dans le cur
de Swann passaient à létat solide, sy
durcissaient comme une incrustation, le déchiraient,
nen bougeaient plus, quils étaient doux au
contraire ces mots: «Elle ne connaissait personne, elle
na parlé à personne», comme ils
circulaient aisément en lui, quils étaient
fluides, faciles, respirables! Et pourtant au bout dun
instant il se disait quOdette devait le trouver bien
ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs quelle
préférait à sa compagnie. Et leur
insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait pourtant de la
peine comme une trahison.
Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait suffi pour calmer langoisse quil éprouvait alors, et contre laquelle la présence dOdette, la douceur dêtre auprès delle était le seul spécifique (un spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien des remèdes, mais du moins calmait momentanément la souffrance), il lui aurait suffi, si Odette lavait seulement permis, de rester chez elle tant quelle ne serait pas là, de lattendre jusquà cette heure du retour dans lapaisement de laquelle seraient venues se confondre les heures quun prestige, un maléfice lui avaient fait croire différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez lui; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de songer à Odette; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler en lui des pensées assez joyeuses; cest le cur plein de lespoir daller le lendemain voir quelque chef-duvre quil se mettait au lit et éteignait sa lumière; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il cessait dexercer sur lui-même une contrainte dont il navait même pas conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un frisson glacé refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, sessuyait les yeux, se disait en riant: «Cest charmant, je deviens névropathe.» Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait recommencer de chercher à savoir ce quOdette avait fait, à mettre en jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité dune activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle quun jour apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à la pensée quil avait peut-être une tumeur mortelle, quil nallait plus avoir à soccuper de rien, que cétait la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusquà la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui arriva souvent sans se lavouer de désirer la mort, cétait pour échapper moins à lacuité de ses souffrances quà la monotonie de son effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusquà lépoque où il ne laimerait plus, où elle naurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait enfin apprendre delle si le jour où il était allé la voir dans laprès-midi, elle était ou non couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçon quelle aimait quelquun dautre le détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles dun même état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des précédentes. Même il y avait des jours où il nétait tourmenté par aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille pendant la journée, il avait comme dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes. Mais elle navait pas bougé de place. Et même, cétait lacuité de cette douleur qui avait réveillé Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses
si importantes qui loccupaient tant chaque jour (bien
quil eût assez vécu pour savoir quil
ny en a jamais dautres que les plaisirs), il ne
pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer,
son cerveau fonctionnait à vide; alors il passait son
doigt sur ses paupières fatiguées comme il aurait
essuyé le verre de son lorgnon, et cessait
entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet
inconnu certaines occupations qui réapparaissaient de
temps en temps, vaguement rattachées par elle à
quelque obligation envers des parents éloignés ou
des amis dautrefois, qui, parce quils étaient
les seuls quelle lui citait souvent comme
lempêchant de le voir, paraissaient à Swann
former le cadre fixe, nécessaire, de la vie dOdette.
A cause du ton dont elle lui disait de temps à autre
«le jour où je vais avec mon amie à
lHippodrome», si, sétant senti malade et
ayant pensé: «peut-être Odette voudrait bien
passer chez moi», il se rappelait brusquement que
cétait justement ce jour-là, il se disait:
«Ah! non, ce nest pas la peine de lui demander de
venir, jaurais dû y penser plus tôt, cest
le jour où elle va avec son amie à
lHippodrome.
Réservons-nous pour ce qui est possible; cest
inutile de suser à proposer des choses inacceptables
et refusées davance.» Et ce devoir qui
incombait à Odette daller à lHippodrome
et devant lequel Swann sinclinait ainsi ne lui paraissait
pas seulement inéluctable; mais ce caractère de
nécessité dont il était empreint semblait
rendre plausible et légitime tout ce qui de près ou
de loin se rapportait à lui. Si Odette dans la rue ayant
reçu dun passant un salut qui avait
éveillé la jalousie de Swann, elle répondait
aux questions de celui-ci en rattachant lexistence de
linconnu à un des deux ou trois grands devoirs dont
elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: «Cest
un monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je
vais à lHippodrome», cette explication calmait
les soupçons de Swann, qui en effet trouvait
inévitable que lamie eût dautre
invités quOdette dans sa loge à
lHippodrome, mais navait jamais cherché ou
réussi à se les figurer. Ah! comme il eût
aimé la connaître, lamie qui allait à
lHippodrome, et quelle ly emmenât avec
Odette! Comme il aurait donné toutes ses relations pour
nimporte quelle personne quavait lhabitude de
voir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de
magasin. Il eût fait pour elles plus de frais que pour des
reines. Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce quelles
contenaient de la vie dOdette, le seul calmant efficace
pour ses souffrances? Comme il aurait couru avec joie passer les
journées chez telle de ces petites gens avec lesquelles
Odette gardait des relations, soit par intérêt, soit
par simplicité véritable. Comme il eût
volontiers élu domicile à jamais au
cinquième étage de telle maison sordide et
enviée où Odette ne lemmenait pas, et
où, sil y avait habité avec la petite
couturière retirée dont il eût volontiers
fait semblant dêtre lamant, il aurait presque
chaque jour reçu sa visite. Dans ces quartiers presque
populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais
nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de
vivre indéfiniment.
Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré
Swann, elle voyait sapprocher delle quelquun
quil ne connaissait pas, quil pût remarquer sur
le visage dOdette cette tristesse quelle avait eue le
jour où il était venu pour la voir pendant que
Forcheville était là.
Mais cétait rare; car les jours où
malgré tout ce quelle avait à faire et la
crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait à voir
Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude était
lassurance: grand contraste, peut-être revanche
inconsciente ou réaction naturelle de
lémotion craintive quaux premiers temps
où elle lavait connu, elle éprouvait
auprès de lui, et même loin de lui, quand elle
commençait une lettre par ces mots: «Mon ami, ma
main tremble si fort que je peux à peine
écrire» (elle le prétendait du moins et un
peu de cet émoi devait être sincère pour
quelle désirât den feindre davantage).
Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que
pour ceux quon aime. Quand notre bonheur nest plus
dans leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle
hardiesse on jouit auprès deux! En lui parlant, en
lui écrivant, elle navait plus de ces mots par
lesquels elle cherchait à se donner lillusion
quil lui appartenait, faisant naître les occasions de
dire «mon», «mien», quand il
sagissait de lui: «Vous êtes mon bien,
cest le parfum de notre amitié, je le garde»,
de lui parler de lavenir, de la mort même, comme
dune seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là,
à tout de quil disait, elle répondait avec
admiration: «Vous, vous ne serez jamais comme tout le
monde»; elle regardait sa longue tête un peu chauve,
dont les gens qui connaissaient les succès de Swann
pensaient: «Il nest pas régulièrement
beau si vous voulez, mais il est chic: ce toupet, ce monocle, ce
sourire!», et, plus curieuse peut-être de
connaître ce quil était que désireuse
dêtre sa maîtresse, elle disait:
«Si je pouvais savoir ce quil y a dans cette tête là!»
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait dun ton parfois irrité, parfois indulgent:
«Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!»
Elle regardait cette tête qui nétait quun peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude qui permet de découvrir les intentions dun morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances dun enfant quand on connaît sa parenté: «Il nest pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce sourire!», réalisant dans leur imagination suggestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une tête damant de cur et une tête de cocu), elle disait:
«Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce quil y a dans cette tête-là.»
Toujours prêt à croire ce quil souhaitait si seulement les manières dêtre dOdette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement sur cette parole:
«Tu le peux si tu le veux, lui disait-il.»
Et il tâchait de lui montrer que lapaiser, le diriger, le faire travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient quà se vouer dautres femmes quelle, entre les mains desquelles il est vrai dajouter que la noble tâche ne lui eût paru plus quune indiscrète et insupportable usurpation de sa liberté. «Si elle ne maimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra quelle me voie davantage.» Ainsi trouvait-il dans ce reproche quelle lui faisait, comme une preuve dintérêt, damour peut-être; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu quil était obligé de considérer comme telles les défenses quelle lui faisait dune chose ou dune autre. Un jour, elle lui déclara quelle naimait pas son cocher, quil lui montait peut-être la tête contre elle, quen tous cas il nétait pas avec lui de lexactitude et de la déférence quelle voulait. Elle sentait quil désirait lui entendre dire: «Ne le prends plus pour venir chez moi», comme il aurait désiré un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler delle ouvertement (car les moindres propos quil tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en quelque manière à elle), il lui dit:
Je crois pourtant quelle maime; elle est si gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas indifférent.
Et si, au moment daller chez elle, montant dans sa voiture avec un ami quil devait laisser en route, lautre lui disait:
«Tiens, ce nest pas Lorédan qui est sur le siège?», avec quelle joie mélancolique Swann lui répondait:
«Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand je vais rue La Pérouse. Odette naime pas que je prenne Lorédan, elle ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais! je sais que ça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui! je naurais eu quà prendre Rémi! jen aurais eu une histoire!»
Ces nouvelles façons indifférentes, distraites,
irritables, qui étaient maintenant celles dOdette
avec lui, certes Swann en souffrait; mais il ne connaissait pas
sa souffrance; comme cétait progressivement, jour
par jour, quOdette sétait refroidie à
son égard, ce nest quen mettant en regard de
ce quelle était aujourdhui ce quelle
avait été au début, quil aurait pu
sonder la profondeur du changement qui sétait
accompli. Or ce changement cétait sa profonde, sa
secrète blessure, qui lui faisait mal jour et nuit, et
dès quil sentait que ses pensées allaient un
peu trop près delle, vivement il les dirigeait
dun autre côté de peur de trop souffrir. Il se
disait bien dune façon abstraite: «Il fut un
temps où Odette maimait davantage», mais
jamais il ne revoyait ce temps. De même quil y avait
dans son cabinet une commode quil sarrangeait
à ne pas regarder, quil faisait un crochet pour
éviter en entrant et en sortant, parce que dans un tiroir
étaient serrés le chrysanthème quelle
lui avait donné le premier soir où il lavait
reconduite, les lettres où elle disait: «Que
ny avez-vous oublié aussi votre cur, je ne
vous aurais pas laissé le reprendre» et: «A
quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez besoin de moi,
faites-moi signe et disposez de ma vie», de même il y
avait en lui une place dont il ne laissait jamais approcher son
esprit, lui faisant faire sil le fallait le détour
dun long raisonnement pour quil neût pas
à passer devant elle: cétait celle où
vivait le souvenir des jours heureux.
Cétait chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette année-là, des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann, qui avait voulu successivement aller à toutes les précédentes et navait pu sy résoudre, avait reçu, tandis quil shabillait pour se rendre à celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait laider à sy ennuyer un peu moins, à sy trouver moins triste. Mais Swann lui avait répondu:
«Vous ne doutez pas du plaisir que jaurais
à être avec vous. Mais le plus grand plaisir que
vous puissiez me faire cest daller plutôt voir
Odette. Vous savez lexcellente influence que vous avez sur
elle.
Je crois quelle ne sort pas ce soir avant daller
chez son ancienne couturière où du reste elle sera
sûrement contente que vous laccompagniez. En tous cas
vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez de la distraire
et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque
chose pour demain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous
les trois ensemble. Tâchez aussi de poser des jalons pour
cet été, si elle avait envie de quelque chose,
dune croisière que nous ferions tous les trois, que
sais-je? Quant à ce soir, je ne compte pas la voir;
maintenant si elle le désirait ou si vous trouviez un
joint, vous navez quà menvoyer un mot
chez Mme de Saint-Euverte jusquà minuit, et
après chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi,
vous savez comme je vous aime.»
Le baron lui promit daller faire la visite quil désirait après quil laurait conduit jusquà la porte de lhôtel Saint-Euverte, où Swann arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, nétant plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter la vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les héritiers des «tigres» de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant lhôtel sur le sol de lavenue, ou devant les écuries, comme des jardiniers auraient été rangés à lentrée de leurs parterres. La disposition particulière quil avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées sexerçait encore mais dune façon plus constante et plus générale; cest la vie mondaine tout entière, maintenant quil en était détaché, qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui sy était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants quil y séjournait, ou bien encore dans la fête quil venait de quitter, ou bien déjà dans la fête où on allait lintroduire, pour la première fois il remarqua, réveillée par larrivée inopinée dun invité aussi tardif, la meute éparse, magnifique et désuvrée de grands valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.
Lun deux, daspect particulièrement féroce et assez semblable à lexécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, savança vers lui dun air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard dacier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien quen approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel lexactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante lappareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau, et timide, qui exprimait leffroi quil ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait lagitation dune bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
A quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif quon voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis quon se précipite et quon ségorge à côté de lui; détaché du groupe de ses camarades qui sempressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, quil suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si çeût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparueou qui peut-être nexista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann lavait approchée et où elle rêve encoreissue de la fécondation dune statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque saxon dAlbert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque quétudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que lhomme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, quune chevelure, par lenroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a lair à la fois dun paquet dalgues, dune nichée de colombes, dun bandeau de jacinthes et dune torsade de serpent.
Dautres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés dun escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal: «lEscalier des Géants» et dans lequel Swann sengagea avec la tristesse de penser quOdette ne lavait jamais gravi. Ah! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants et casse-cou de la petite couturière retirée, dans le «cinquième» de laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher quune avant-scène hebdomadaire à lOpéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parler delle, vivre avec les gens quelle avait lhabitude de voir quand il nétait pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de lancienne couturière, comme il ny en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dans lescalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce moment, dun côté et de lautre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fenêtre de la loge, ou la porte dun appartement, représentant le service intérieur quils dirigeaient et en faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être demain au service bourgeois dun médecin ou dun industriel) attentifs à ne pas manquer aux recommandations quon leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrée éclatante quils ne revêtaient quà de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous larcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche; et un énorme suisse, habillé comme à léglise, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de lescalier le long duquel lavait suivi un domestique à face blême, avec une petite queue de cheveux, noués dun catogan, derrière la tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui,tel que certaines pièces aménagées par leur propriétaire pour servir de cadre à une seule uvre dart, dont elles tirent leur nom, et dune nudité voulue, ne contiennent rien dautre, exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge une figure plus rouge encore doù séchappaient des torrents de feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries dAubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son regard impétueux, vigilant, éperdu, avait lair, avec une impassibilité militaire ou une foi surnaturelle,allégorie de lalarme, incarnation de lattente, commémoration du branle-bas,dépier, ange ou vigie, dune tour de donjon ou de cathédrale, lapparition de lennemi ou lheure du Jugement. Il ne restait plus à Swann quà pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes, en sinclinant, comme il lui aurait remis les clefs dune ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette lavait permis, et le souvenir entrevu dune boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages quil connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits,au lieu dêtre pour lui des signes pratiquement utilisables à lidentification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, dennuis à éviter, ou de politesses à rendre,reposaient, coordonnés seulement par des rapports esthétiques, dans lautonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il nétait pas jusquaux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire quils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte dindividualité. Peut-être parce quil ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans lentrée que comme deux personnages dans un tableau, alors quils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui lavaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat dobus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front quil éborgnait comme lil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse quil pouvait être glorieux davoir reçue, mais quil était indécent dexhiber; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au «gibus», à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation dhistoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant damabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à lintérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements.
Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités quon ne vous a vu, dit à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que cétait peut-être une maladie grave qui léloignait du monde, ajouta: «Vous avez bonne mine, vous savez!» pendant que M. de Bréauté demandait:
«Comment, vous, mon cher, quest-ce que vous pouvez bien faire ici?» à un romancier mondain qui venait dinstaller au coin de son il un monocle, son seul organe dinvestigation psychologique et dimpitoyable analyse, et répondit dun air important et mystérieux, en roulant lr:
«Jobserve.»
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, navait aucune bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse lil où il sincrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins damour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré dun gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité dune figure qui sordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces dêtre à la hauteur des feux roulants desprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées quil faisait rêver de charmes artificiels et dun raffinement de volupté; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes, en desserrant dinstant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait lair de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.
Swann sétait avancé, sur linsistance
de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air
dOrphée quexécutait un flûtiste,
sétait mis dans un coin où il avait
malheureusement comme seule perspective deux dames
déjà mûres assises lune à
côté de lautre, la marquise de Cambremer et la
vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce quelles
étaient cousines, passaient leur temps dans les
soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles,
à se chercher comme dans une gare et nétaient
tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur
éventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de
Cambremer, comme elle avait très peu de relations,
étant dautant plus heureuse davoir une
compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire
très lancée, trouvait quelque chose
délégant, doriginal, à montrer
à toutes ses belles connaissances quelle leur
préférait une dame obscure avec qui elle avait en
commun des souvenirs de jeunesse. Plein dune
mélancolique ironie, Swann les regardait écouter
lintermède de piano («Saint François
parlant aux oiseaux», de Liszt) qui avait
succédé à lair de flûte, et
suivre le jeu vertigineux du virtuose.
Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si
les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient
été une suite de trapèzes doù
il pouvait tomber dune hauteur de quatre-vingts
mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards
détonnement, de dénégation qui
signifiaient: «Ce nest pas croyable, je naurais
jamais pensé quun homme pût faire cela»,
Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte
éducation musicale, battant la mesure avec sa tête
transformée en balancier de métronome dont
lamplitude et la rapidité doscillations
dune épaule à lautre étaient
devenues telles (avec cette espèce dégarement
et dabandon du regard quont les douleurs qui ne se
connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et
disent: «Que voulez-vous!») quà tout
moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son
corsage et était obligée de redresser les raisins
noirs quelle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela
daccélérer le mouvement. De lautre
côté de Mme de Franquetot, mais un peu en avant,
était la marquise de Gallardon, occupée à sa
pensée favorite, lalliance quelle avait avec
les Guermantes et doù elle tirait pour le monde et
pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte, les
plus brillants dentre eux la tenant un peu à
lécart, peut-être parce quelle
était ennuyeuse, ou parce quelle était
méchante, ou parce quelle était dune
branche inférieure, ou peut-être sans aucune raison.
Quand elle se trouvait auprès de quelquun
quelle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès
de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience
quelle avait de sa parenté avec les Guermantes ne
pût se manifester extérieurement en
caractères visibles comme ceux qui, dans les
mosaïques des églises byzantines, placés les
uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale,
à côté dun Saint Personnage les mots
quil est censé prononcer. Elle songeait en ce moment
quelle navait jamais reçu une invitation ni
une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis
six ans que celle-ci était mariée. Cette
pensée la remplissait de colère, mais aussi de
fierté; car à force de dire aux personnes qui
sétonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes,
que cest parce quelle aurait été
exposée à y rencontrer la princesse
Mathildece que sa famille ultra-légitimiste ne lui
aurait jamais pardonné, elle avait fini par croire que
cétait en effet la raison pour laquelle elle
nallait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait
pourtant quelle avait demandé plusieurs fois
à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la
rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et
dailleurs neutralisait et au delà ce souvenir un peu
humiliant en murmurant: «Ce nest tout de même
pas à moi à faire les premiers pas, jai vingt
ans de plus quelle.» Grâce à la vertu de
ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en
arrière ses épaules détachées de son
buste et sur lesquelles sa tête posée presque
horizontalement faisait penser à la tête
«rapportée» dun orgueilleux faisan
quon sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce
nest pas quelle ne fût par nature courtaude,
hommasse et boulotte; mais les camouflets lavaient
redressée comme ces arbres qui, nés dans une
mauvaise position au bord dun précipice, sont
forcés de croître en arrière pour garder leur
équilibre. Obligée, pour se consoler de ne pas
être tout à fait légale des autres
Guermantes, de se dire sans cesse que cétait par
intransigeance de principes et fierté quelle les
voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son corps
et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux
des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois
dun désir fugitif le regard fatigué des
hommes de cercle. Si on avait fait subir à la conversation
de Mme de Gallardon ces analyses qui en relevant la
fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent
de découvrir la clef dun langage chiffré, on
se fût rendu compte quaucune expression, même
la plus usuelle, ny revenait aussi souvent que «chez
mes cousins de Guermantes», «chez ma tante de
Guermantes», «la santé dElzéar de
Guermantes», «la baignoire de ma cousine de
Guermantes». Quand on lui parlait dun personnage
illustre, elle répondait que, sans le connaître
personnellement, elle lavait rencontré mille fois
chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait cela
dun ton si glacial et dune voix si sourde quil
était clair que si elle ne le connaissait pas
personnellement cétait en vertu de tous les
principes indéracinables et entêtés auxquels
ses épaules touchaient en arrière, comme à
ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique
vous font étendre pour vous développer le
thorax.
Or, la princesse des Laumes quon ne se serait pas
attendu à voir chez Mme de Saint-Euverte, venait
précisément darriver. Pour montrer
quelle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon
où elle ne venait que par condescendance, la
supériorité de son rang, elle était
entrée en effaçant les épaules là
même où il ny avait aucune foule à
fendre et personne à laisser passer, restant exprès
dans le fond, de lair dy être à sa
place, comme un roi qui fait la queue à la porte dun
théâtre tant que les autorités nont pas
été prévenues quil est là; et,
bornant simplement son regardpour ne pas avoir lair
de signaler sa présence et de réclamer des
égardsà la considération dun
dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout
à lendroit qui lui avait paru le plus modeste (et
doù elle savait bien quune exclamation ravie
de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci
laurait aperçue), à côté de Mme
de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la
mimique de sa voisine mélomane, mais ne limitait
pas. Ce nest pas que, pour une fois quelle venait
passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des
Laumes neût souhaité, pour que la politesse
quelle lui faisait comptât double, se montrer le plus
aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce
quelle appelait «les exagérations» et
tenait à montrer quelle «navait pas
à» se livrer à des manifestations qui
nallaient pas avec le «genre» de la coterie
où elle vivait, mais qui pourtant dautre part ne
laissaient pas de limpressionner, à la faveur de cet
esprit dimitation voisin de la timidité que
développe chez les gens les plus sûrs
deux-mêmes lambiance dun milieu nouveau,
fût-il inférieur. Elle commençait à se
demander si cette gesticulation nétait pas rendue
nécessaire par le morceau quon jouait et qui ne
rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique
quelle avait entendue jusquà ce jour, si
sabstenir nétait pas faire preuve
dincompréhension à légard de
luvre et dinconvenance vis-à-vis de la
maîtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par une
«cote mal taillée» ses sentiments
contradictoires, tantôt elle se contentait de remonter la
bride de ses épaulettes ou dassurer dans ses cheveux
blonds les petites boules de corail ou démail rose,
givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple
et charmante, en examinant avec une froide curiosité sa
fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle
battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer
son indépendance, à contretemps. Le pianiste ayant
terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un
prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à
Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction
compétente et dallusion au passé.
Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les
phrases, au long col sinueux et démesuré, de
Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par
chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la
direction de leur départ, bien loin du point où on
avait pu espérer quatteindrait leur attouchement, et
qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour
revenir plus délibérément,dun
retour plus prémédité, avec plus de
précision, comme sur un cristal qui résonnerait
jusquà faire crier,vous frapper au
cur.
Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de
relations, nallant guère au bal, elle
sétait grisée dans la solitude de son manoir,
à ralentir, à précipiter la danse de tous
ces couples imaginaires, à les égrener comme des
fleurs, à quitter un moment le bal pour entendre le vent
souffler dans les sapins, au bord du lac, et à y voir tout
dun coup savancer, plus différent de tout ce
quon a jamais rêvé que ne sont les amants de
la terre, un mince jeune homme à la voix un peu chantante,
étrangère et fausse, en gants blancs. Mais
aujourdhui la beauté démodée de cette
musique semblait défraîchie.
Privée depuis quelques années de lestime des
connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme et ceux
mêmes dont le goût est mauvais ny trouvaient
plus quun plaisir inavoué et médiocre. Mme de
Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait
que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille,
sauf en ce qui touchait les choses de lesprit sur
lesquelles, sachant jusquà lharmonie et
jusquau grec, elle avait des lumières
spéciales) méprisait Chopin et souffrait quand elle
en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette
wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de
personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller
à des impressions délicieuses. La princesse des
Laumes les éprouvait aussi. Sans être par nature
douée pour la musique, elle avait reçu il y a
quinze ans les leçons quun professeur de piano du
faubourg Saint-Germain, femme de génie qui avait
été à la fin de sa vie réduite
à la misère, avait recommencé, à
lâge de soixante-dix ans, à donner aux filles
et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle
était morte aujourdhui. Mais sa méthode, son
beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses
élèves, même de celles qui étaient
devenues pour le reste des personnes médiocres, avaient
abandonné la musique et nouvraient presque plus
jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle secouer la
tête, en pleine connaissance de cause, avec une
appréciation juste de la façon dont le pianiste
jouait ce prélude quelle savait par cur. La
fin de la phrase commencée chanta delle-même
sur ses lèvres. Et elle murmura «Cest toujours
charmant», avec un double ch au commencement du mot qui
était une marque de délicatesse et dont elle
sentait ses lèvres si romanesquement froissées
comme une belle fleur, quelle harmonisa instinctivement son
regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une
sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme de
Gallardon était en train de se dire quil
était fâcheux quelle neût que bien
rarement loccasion de rencontrer la princesse des Laumes,
car elle souhaitait lui donner une leçon en ne
répondant pas à son salut. Elle ne savait pas que
sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme
de Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se
précipita vers elle en dérangeant tout le monde;
mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui
rappelât à tous quelle ne désirait pas
avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se
trouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et au-devant
de qui elle navait pas à aller car elle
nétait pas «sa contemporaine», elle
voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de réserve
par quelque propos qui justifiât sa démarche et
forçât la princesse à engager la
conversation; aussi une fois arrivée près de sa
cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue
comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton
mari?» de la même voix soucieuse que si le prince
avait été gravement malade. La princesse
éclatant dun rire qui lui était particulier
et qui était destiné à la fois à
montrer aux autres quelle se moquait de quelquun et
aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant
les traits de son visage autour de sa bouche animée et de
son regard brillant, lui répondit:
Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de létat du prince, Mme de Gallardon dit à sa cousine:
Oriane (ici Mme des Laumes regarda dun air étonné et rieur un tiers invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester quelle navait jamais autorisé Mme de Gallardon à lappeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de lavis de la princesse sur le quintette de Mozart comme si çavait été un plat de la composition dune nouvelle cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de recueillir lopinion dun gourmet.
Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que je laime!
Tu sais, mon mari nest pas bien, son foie..., cela lui ferait grand plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse naimait pas à dire aux gens quelle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret davoir été privéepar une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de son beau-frère, par lOpéra, par une partie de campagnedune soirée à laquelle elle naurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire quelle était de leurs relations, quelle eût été volontiers chez eux, quelle navait été empêchée de le faire que par les contretemps princiers quils étaient flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de lesprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée,et a trouvé sa dernière expression dans le théâtre de Meilhac et Halévy,elle ladaptait même aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui sefforçait dêtre positive, précise, de se rapprocher de lhumble vérité. Elle ne développait pas longuement à une maîtresse de maison lexpression du désir quelle avait daller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits doù dépendrait quil lui fût ou non possible de sy rendre.
Ecoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain soir que jaille chez une amie qui ma demandé mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il ny aura pas, avec la meilleure volonté, possibilité que jaille chez toi; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la quitter.
Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas quil fût là, je vais tâcher quil me voie.
Cest drôle quil aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de Gallardon. Oh! je sais quil est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sur et la belle-sur de deux archevêques!
Javoue à ma honte que je nen suis pas choquée, dit la princesse des Laumes.
Je sais quil est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion que les autres, que cest une frime, est-ce vrai?
Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann, Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses uvres sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie dune de ces deux moitiés de lhumanité chez qui la curiosité qua lautre moitié pour les êtres quelle ne connaît pas est remplacée par lintérêt pour les êtres quelle connaît. Comme beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain la présence dans un endroit où elle se trouvait de quelquun de sa coterie, et auquel dailleurs elle navait rien de particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens de tout le reste. A partir de ce moment, dans lespoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais sempêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et déblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, cest quelquun quon ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?
Mais... tu dois bien savoir que cest vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu las invité cinquante fois et quil nest jamais venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau dun rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira lattention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte était dautant plus ravie de voir Mme des Laumes quelle la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père malade.
Mais comment, princesse, vous étiez là?
Oui, je métais mise dans un petit coin, jai entendu de belles choses.
Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
Mais oui, un très long moment qui ma semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui répondit:
Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien nimporte où!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier:
Tenez, ce pouf, cest tout ce quil me faut. Cela me fera tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, lémotion musicale était à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans quil la vît, des signes de sen aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris quune jeune femme ne doit pas avoir lair blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance davoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce nest pas sans inquiétude quelle suivait le morceau; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à labat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle ny tint plus et, escaladant les deux marches de lestrade, sur laquelle était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins linitiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et linstrumentiste, produisirent une impression généralement favorable.
Vous avez remarqué ce qua fait cette
personne, princesse, dit le général de Froberville
à la princesse des Laumes quil était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. Cest
curieux.
Est-ce donc une artiste?
Non, cest une petite Mme de Cambremer,
répondit étourdiment la princesse et elle ajouta
vivement: Je vous répète ce que jai entendu
dire, je nai aucune espèce de notion de qui
cest, on a dit derrière moi que
cétaient des voisins de campagne de Mme de
Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse.
Ça doit être des «gens de la campagne»!
Du reste, je ne sais pas si vous êtes très
répandu dans la brillante société qui se
trouve ici, mais je nai pas idée du nom de toutes
ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous quils
passent leur vie en dehors des soirées de Mme de
Saint-Euverte?
Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises
et les rafraîchissements. Avouez que ces
«invités de chez Belloir» sont magnifiques.
Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants
toutes les semaines. Ce nest pas possible!
Ah! Mais Cambremer, cest un nom authentique et ancien, dit le général.
Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce nest-ce pas euphonique, ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme sil était entre guillemets, petite affectation de dépit qui était particulière à la coterie Guermantes.
Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce nest pas votre avis, princesse?
Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce nest pas agréable, car je ne crois pas quelle soit ma contemporaine, répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié par amabilité pour le général: «Pas agréable... pour son mari! Je regrette de ne pas la connaître puisquelle vous tient à cur, je vous aurais présenté,» dit la princesse qui probablement nen aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. «Je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que cest la fête dune amie à qui je dois aller la souhaiter, dit-elle dun ton modeste et vrai, réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité dune cérémonie ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant daller. Dailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que jétais ici, est allé voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna.»
«Ça été dabord un
nom de victoire, princesse, dit le général.
Quest-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme
moi, ajouta-t-il en ôtant son monocle pour lessuyer,
comme il aurait changé un pansement, tandis que la
princesse détournait instinctivement les yeux, cette
noblesse dEmpire, cest autre chose bien entendu, mais
enfin, pour ce que cest, cest très beau dans
son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en
héros.»
Mais je suis pleine de respect pour les héros,
dit la princesse, sur un ton légèrement ironique:
si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse
dIéna, ce nest pas du tout pour ça,
cest tout simplement parce que je ne les connais pas. Basin
les connaît, les chérit. Oh!
non, ce nest pas ce que vous pouvez penser, ce nest
pas un flirt, je nai pas à my opposer! Du
reste, pour ce que cela sert quand je veux my opposer!
ajouta-t-elle dune voix mélancolique, car tout le
monde savait que dès le lendemain du jour où le
prince des Laumes avait épousé sa ravissante
cousine, il navait pas cessé de la tromper. Mais
enfin ce nest pas le cas, ce sont des gens quil a
connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela
très bien. Dabord je vous dirai que rien que ce
quil ma dit de leur maison... Pensez que tous leurs
meubles sont «Empire!»
Mais je ne vous dis pas, mais ça nest pas moins laid pour ça. Je comprends très bien quon ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au moins quon nait pas de choses ridicules. Quest-ce que vous voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des baignoires.
Mais je crois même quils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de...
Ah! Mais quils aient des choses
intéressantes au point de vue de lhistoire, je ne
vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau...
puisque cest horrible! Moi jai aussi des choses
comme ça que Basin a héritées des
Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes
où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce nest
pas la question, je me précipiterais chez eux avec Basin,
jirais les voir même au milieu de leurs sphinx et de
leur cuivre si je les connaissais, mais... je ne les connais pas!
Moi, on ma toujours dit quand jétais petite
que ce nétait pas poli daller chez les gens
quon ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton
puéril. Alors, je fais ce quon ma appris.
Voyez-vous ces braves gens sils voyaient entrer une
personne quils ne connaissent pas? Ils me recevraient
peut-être très mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant à son regard fixé sur le général une expression rêveuse et douce.
«Ah! princesse, vous savez bien quils ne se tiendraient pas de joie...»
«Mais non, pourquoi?» lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité, soit pour ne pas avoir lair de savoir que cest parce quelle était une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de lentendre dire au général. «Pourquoi? Quen savez-vous? Cela leur serait peut-être tout ce quil y a de plus désagréable. Moi je ne sais pas, mais si jen juge par moi, cela mennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je crois que sil fallait voir des gens que je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. Dailleurs, voyons, sauf lorsquil sagit de vieux amis comme vous quon connaît sans cela, je ne sais pas si lhéroïsme serait dun format très portatif dans le monde. Ça mennuie déjà souvent de donner des dîners, mais sil fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table... Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je nen donne pas...»
Ah! princesse, vous nêtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez-vous assez, lesprit des Guermantes!
Mais on dit toujours lesprit des Guermantes, je nai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc dautres qui en aient, ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeux étincelants, enflammés dun ensoleillement radieux de gaîté que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a lair de saluer votre Cambremer; là... il est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à sen aller!
Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer quil ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays quil aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas séloigner dOdette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et quil retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,et voulant dautre part pour lui-même exprimer la nostalgie quil avait de la campagne:
Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François dAssise de Liszt et elle na eu le temps, comme une jolie mésange, que daller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et daubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. Cest très joli, ma chère princesse.
Comment la princesse est venue exprès de
Guermantes? Mais cest trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, sécrie
naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu
habituée au tour desprit de Swann. Et examinant la
coiffure de la princesse: Mais cest vrai, cela imite...
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! cest
une idée ravissante, mais comment la princesse
pouvait-elle connaître mon programme. Les musiciens ne me
lont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès dune femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mme de Saint-Euverte quil navait parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que lesprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et aussi parce quelle ne pouvait entendre un compliment sadressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie.
Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits daubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait lair content de causer avec Swann sétait éloignée.
Mais vous lêtes vous-même, princesse.
Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme jaimerais être à leur place!
Ce ne sont pas les Cambremer, cétaient ses parents à elle; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance.
Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
En effet cette double abréviation!...
Cest quelquun de très en colère et de très convenable qui na pas osé aller jusquau bout du premier mot.
Mais puisquil ne devait pas pouvoir
sempêcher de commencer le second, il aurait mieux
fait dachever le premier pour en finir une bonne fois. Nous
sommes en train de faire des plaisanteries dun goût
charmant, mon petit Charles, mais comme cest ennuyeux de ne
plus vous voir, ajouta-t-elle dun ton câlin,
jaime tant causer avec vous.
Pensez que je naurais même pas pu faire comprendre
à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer
était étonnant. Avouez que la vie est une chose
affreuse. Il ny a que quand je vous vois que je cesse de
mennuyer.
Et sans doute cela nétait pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour effetà moins que ce ne fût pour causeune grande analogie dans la façon de sexprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien nétait plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches dentre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que cétaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse navaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où lon va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin quun assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé dOdette.
Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce quil y a de gentil avec vous, cest que vous nêtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, jai horreur des pays «pittoresques».
Je crois bien, cest admirable, répondit Swann, cest presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment; cest un pays pour être heureux. Cest peut-être parce que jy ai vécu, mais les choses my parlent tellement. Dès quil se lève un souffle dair, que les blés commencent à remuer, il me semble quil y a quelquun qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de leau... je serais bien malheureux!
Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà
laffreuse Rampillon qui ma vue, cachez-moi,
rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle
a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux... et ensemble!... Ah! non, je me
rappelle, elle a été répudiée par son
prince... ayez lair de me parler pour que cette
Bérénice ne vienne pas minviter à
dîner. Du reste, je me sauve.
Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous
ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène
chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et
Basin aussi qui doit my rejoindre. Si on navait pas
de vos nouvelles par Mémé...
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus quen quittant de chez Mme de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot quil avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a lair bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond quun homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui nest même pas intéressante, car on la dit idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouvent quun homme desprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine; cest à peu près comme sétonner quon daigne souffrir du choléra par le fait dun être aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin séchapper, le général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
Dites donc, Swann, jaimerais mieux être le mari de cette femme-là que dêtre massacré par les sauvages, quen dites-vous?
Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le cur de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général:
«Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon... Ainsi vous savez... ce navigateur dont Dumont dUrville ramena les cendres, La Pérouse...(et Swann était déjà heureux comme sil avait parlé dOdette.) «Cest un beau caractère et qui mintéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il dun air mélancolique.»
Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. Cest un nom connu. Il a sa rue.
Vous connaissez quelquun rue La Pérouse? demanda Swann dun air agité.
Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie lautre jour. Cest un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
Ah! elle demeure rue La Pérouse. Cest sympathique, cest une jolie rue, si triste.
Mais non; cest que vous ny êtes pas allé depuis quelque temps; ce nest plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de Cambremer, comme cétait la première fois quelle entendait le nom du général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise quelle aurait eu si on nen avait jamais prononcé devant elle dautre que celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne quon lui amenait, elle croyait que cétait lun deux, et pensant quelle faisait preuve de tact en ayant lair den avoir tant entendu parler depuis quelle était mariée, elle tendait la main dun air hésitant destiné à prouver la réserve apprise quelle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher. Aussi ses beaux-parents, quelle croyait encore les gens les plus brillants de France, déclaraient-ils quelle était un ange; dautant plus quils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à lattrait plutôt de ses qualités que de sa grande fortune.
On voit que vous êtes musicienne dans lâme, madame, lui dit le général en faisant inconsciemment allusion à lincident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit quil ne pourrait pas sen aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient dautant plus douloureusement quignorant son amour, incapables, sils lavaient connu, de sy intéresser et de faire autre chose que den sourire comme dun enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous laspect dun état subjectif qui nexistait que pour lui, dont rien dextérieur ne lui affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, doù elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance quil dut porter la main à son cur. Cest que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans quil cessât de les tenir, dans lexaltation où il était dapercevoir déjà lobjet de son attente qui sapprochait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusquà son arrivée, de laccueillir avant dexpirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour quil pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire: «Cest la petite phrase de la sonate de Vinteuil, nécoutons pas!» tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et quil avait réussi jusquà ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps damour quils crurent revenu, sétaient réveillés, et à tire daile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites «temps où
jétais heureux», «temps où
jétais aimé», quil avait souvent
prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son
intelligence ny avait enfermé du passé que de
prétendus extraits qui nen conservaient rien, il
retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé
à jamais la spécifique et volatile essence; il
revit tout, les pétales neigeux et frisés du
chrysanthème quelle lui avait jeté dans sa
voiture, quil avait gardé contre ses
lèvresladresse en relief de la «Maison
Dorée» sur la lettre où il avait lu:
«Ma main tremble si fort en vous
écrivant»le rapprochement de ses sourcils
quand elle lui avait dit dun air suppliant: «Ce
nest pas dans trop longtemps que vous me ferez
signe?», il sentit lodeur du fer du coiffeur par
lequel il se faisait relever sa «brosse» pendant que
Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les
pluies dorage qui tombèrent si souvent ce
printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair
de lune, toutes les mailles dhabitudes mentales,
dimpressions saisonnières, de créations
cutanées, qui avaient étendu sur une suite de
semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se
trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait une
curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens
qui vivent par lamour. Il avait cru quil pourrait
sen tenir là, quil ne serait pas obligé
den apprendre les douleurs; comme maintenant le charme
dOdette lui était peu de chose auprès de
cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble
halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous
moments ce quelle avait fait, de ne pas la posséder
partout et toujours! Hélas, il se rappela laccent
dont elle sétait écriée: «Mais
je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre!»
elle qui ne létait plus jamais!
lintérêt, la curiosité quelle
avait eus pour sa vie à lui, le désir
passionné quil lui fit la
faveur,redoutée au contraire par lui en ce
temps-là comme une cause dennuyeux
dérangementsde ly laisser
pénétrer; comme elle avait été
obligée de le prier pour quil se laissât mener
chez les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une
fois par mois, comme il avait fallu, avant quil se
laissât fléchir, quelle lui
répétât le délice que serait cette
habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors
quelle ne lui semblait à lui quun fastidieux
tracas, puis quelle avait prise en dégoût et
définitivement rompue, pendant quelle était
devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne
savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois
quil lavait vue, comme elle lui
répétait: «Mais pourquoi ne me laissez-vous
pas venir plus souvent», il lui avait dit en riant, avec
galanterie: «par peur de souffrir».
Maintenant, hélas! il arrivait encore parfois
quelle lui écrivît dun restaurant ou
dun hôtel sur du papier qui en portait le nom
imprimé; mais cétait comme des lettres de feu
qui le brûlaient. «Cest écrit de
lhôtel Vouillemont? Quy peut-elle être
allée faire! avec qui? que sy est-il
passé?» Il se rappela les becs de gaz quon
éteignait boulevard des Italiens quand il lavait
rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes
dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle
et qui en effetnuit dun temps où il
navait même pas à se demander sil ne la
contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il
était sûr quelle navait pas de plus
grande joie que de le voir et de rentrer avec
lui,appartenait bien à un monde mystérieux
où on ne peut jamais revenir quand les portes sen
sont refermées, Et Swann aperçut, immobile en face
de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit
pitié parce quil ne le reconnut pas tout de suite,
si bien quil dut baisser les yeux pour quon ne
vît pas quils étaient pleins de larmes.
Cétait lui-même.
Quand il leut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de lautre lui-même quelle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il sétait dit souvent sans trop souffrir, «elle les aime peut-être», maintenant quil avait échangé lidée vague daimer, dans laquelle il ny a pas damour, contre les pétales du chrysanthème et l«en tête» de la Maison dOr, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute sil sétait vu à ce moment-là, il eut ajouté à la collection de ceux quil avait distingués le monocle quil déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon,si ne voyant pas linstrument, on ne peut pas rapporter ce quon entend à son image laquelle modifie la sonoritédes accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, quon a lillusion quune chanteuse sest ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par lappel décevant de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier; parfois enfin, cest, dans lair, comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase quils nexécutaient les rites exigés delle pour quelle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement dune métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant delle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusquà lui devant la foule et lemmener à lécart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis quelle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce quelle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir senvoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui sadressait à lui, lui parlait à mi-voix dOdette. Car il navait plus comme autrefois limpression quOdette et lui nétaient pas connus de la petite phrase. Cest que si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que souvent aussi elle lavait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourdhui il y trouvait plutôt la grâce dune résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et quil la voyait, sans quil fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans quil eût lespérance den être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur: «Quest-ce, cela? tout cela nest rien.» Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir; quavait pu être sa vie? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer? Quand cétait la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à lheure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. Cest que la petite phrase au contraire, quelque opinion quelle pût avoir sur la brève durée de ces états de lâme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine dêtre exprimé. Ces charmes dune tristesse intime, cétait eux quelle essayait dimiter, de recréer, et jusquà leur essence qui est pourtant dêtre incommunicables et de sembler frivoles à tout autre quà celui qui les éprouve, la petite phrase lavait captée, rendue visible. Si bien quelle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistantssi seulement ils étaient un peu musiciensqui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier quils verraient naître près deux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus dune année que lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, lamour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, dun autre monde, dun autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à lintelligence, mais qui nen sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon dun parfum, dune caresse, elle le circonvenait, elle lenveloppait, il sétait rendu compte que cétait au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux dentre elles quétait due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais en réalité il savait quil raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité quil avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien nest pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par dépaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres quun univers dun autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème quils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été lun de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiquelle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui lavaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de lintelligence. Swann sy reportait comme à une conception de lamour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, quil le savait pour la «Princesse de Clèves», ou pour «René», quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être seffaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la lampe quon allume devant les objets métamorphosés de notre chambre doù sest échappé jusquau souvenir de lobscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose dhumain qui était assez touchant. Son sort était lié à lavenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons quil faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable.
Swann navait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous navons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de linvisible arrive à en capter une, à lamener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. Cest ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur sétait contenté, avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, den suivre et den respecter le dessin dune main si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son saltérait à tout moment, sestompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à lexistence réelle de cette phrase, cest que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de limposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main.
Elle avait disparu. Swann savait quelle
reparaîtrait à la fin du dernier mouvement,
après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin
sautait toujours. Il y avait là dadmirables
idées que Swann navait pas distinguées
à la première audition et quil percevait
maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa
mémoire, débarrassées du déguisement
uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les
thèmes épars qui entreraient dans la composition de
la phrase, comme les prémisses dans la conclusion
nécessaire, il assistait à sa genèse.
«O audace aussi géniale peut-être, se
disait-il, que celle dun Lavoisier, dun
Ampère, laudace dun Vinteuil
expérimentant, découvrant les lois secrètes
dune force inconnue, menant à travers
linexploré, vers le seul but possible,
lattelage invisible auquel il se fie et quil
napercevra jamais.» Le beau dialogue que Swann
entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier
morceau! La suppression des mots humains, loin dy laisser
régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, len
avait éliminée; jamais le langage parlé ne
fut si inflexiblement nécessité, ne connut à
ce point la pertinence des questions, lévidence des
réponses. Dabord le piano solitaire se plaignit,
comme un oiseau abandonné de sa compagne; le violon
lentendit, lui répondit comme dun arbre
voisin. Cétait comme au commencement du monde, comme
sil ny avait encore eu queux deux sur la terre,
ou plutôt dans ce monde fermé à tout le
reste, construit par la logique dun créateur et
où ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate.
Est-ce un oiseau, est-ce lâme incomplète
encore de la petite phrase, est-ce une fée, invisible et
gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la
plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste
devait se précipiter sur son archet pour les recueillir.
Merveilleux oiseau! le violoniste semblait vouloir le charmer,
lapprivoiser, le capter. Déjà il avait
passé dans son âme, déjà la petite
phrase évoquée agitait comme celui dun
médium le corps vraiment possédé du
violoniste. Swann savait quelle allait parler encore une
fois. Et il sétait si bien dédoublé
que lattente de linstant imminent où il allait
se retrouver en face delle le secoua dun de ces
sanglots quun beau vers ou une triste nouvelle provoquent
en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les
apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un
autre dont lémotion probable les attendrit. Elle
reparut, mais cette fois pour se suspendre dans lair et se
jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer
après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court
où elle se prorogeait. Elle était encore là
comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un
arc-en-ciel, dont léclat faiblit, sabaisse,
puis se relève et avant de séteindre,
sexalte un moment comme il navait pas encore fait:
aux deux couleurs quelle avait jusque-là
laissé paraître, elle ajouta dautres cordes
diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann nosait pas bouger et aurait voulu faire tenir
tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre
mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel,
délicieux et fragile qui était si près de
sévanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait
à parler. La parole ineffable dun seul absent,
peut-être dun mort (Swann ne savait pas si Vinteuil
vivait encore) sexhalant au-dessus des rites de ces
officiants, suffisait à tenir en échec
lattention de trois cents personnes, et faisait de cette
estrade où une âme était ainsi
évoquée un des plus nobles autels où
pût saccomplir une cérémonie
surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin
défaite flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui
déjà avaient pris sa place, si Swann au premier
instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender,
célèbre par ses naïvetés, se pencher
vers lui pour lui confier ses impressions avant même que la
sonate fût finie, il ne put sempêcher de
sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond
quelle ny voyait pas, dans les mots dont elle se
servit. Émerveillée par la virtuosité des
exécutants, la comtesse sécria en
sadressant à Swann: «Cest prodigieux, je
nai jamais rien vu daussi fort...» Mais un
scrupule dexactitude lui faisant corriger cette
première assertion, elle ajouta cette réserve:
«rien daussi fort... depuis les tables
tournantes!»
A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment quOdette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs dun léger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours dune maladie incurable, relatent comme des faits précieux «hier, il a fait ses comptes lui-même et cest lui qui a relevé une erreur daddition que nous avions faite; il a mangé un uf avec plaisir, sil le digère bien on essaiera demain dune côtelette», quoiquils les sachent dénués de signification à la veille dune mort inévitable. Sans doute Swann était certain que sil avait vécu maintenant loin dOdette, elle aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte quil aurait été content quelle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage de rester; mais il navait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant quil
sétait remis à son étude sur Ver Meer
il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à
la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était
persuadé quune «Toilette de Diane» qui
avait été achetée par le Mauritshuis
à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était
en réalité de Ver Meer.
Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place
pour étayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant
quOdette y était et même quand elle
était absentecar dans des lieux nouveaux où
les sensations ne sont pas amorties par lhabitude, on
retrempe, on ranime une douleurcétait pour lui
un projet si cruel, quil ne se sentait capable dy
penser sans cesse que parce quil se savait résolu
à ne lexécuter jamais. Mais il arrivait
quen dormant, lintention du voyage renaissait en
lui,sans quil se rappelât que ce voyage
était impossibleet elle sy réalisait.
Un jour il rêva quil partait pour un an;
penché à la portière du wagon vers un jeune
homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann
cherchait à le convaincre de partir avec lui. Le train
sébranlant, lanxiété le
réveilla, il se rappela quil ne partait pas,
quil verrait Odette ce soir-là, le lendemain et
presque chaque jour. Alors encore tout ému de son
rêve, il bénit les circonstances
particulières qui le rendaient indépendant,
grâce auxquelles il pouvait rester près
dOdette, et aussi réussir à ce quelle
lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant
tous ces avantages: sa situation,sa fortune, dont elle
avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture
(ayant même, disait-on, une arrière-pensée de
se faire épouser par lui),cette amitié de M.
de Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais fait
obtenir grandchose dOdette, mais lui donnait la
douceur de sentir quelle entendait parler de lui dune
manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait
une si grande estimeet jusquà son intelligence
enfin, quil employait tout entière à combiner
chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa
présence sinon agréable, du moins nécessaire
à Odetteil songea à ce quil serait
devenu si tout cela lui avait manqué, il songea que
sil avait été, comme tant dautres,
pauvre, humble, dénué, obligé
daccepter toute besogne, ou lié à des
parents, à une épouse, il aurait pu être
obligé de quitter Odette, que ce rêve dont
leffroi était encore si proche aurait pu être
vrai, et il se dit: «On ne connaît pas son bonheur.
On nest jamais aussi malheureux quon croit.»
Mais il compta que cette existence durait déjà
depuis plusieurs années, que tout ce quil pouvait
espérer cest quelle durât toujours,
quil sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis,
finalement toute sa vie à lattente quotidienne
dun rendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter
dheureux, et il se demanda sil ne se trompait pas, si
ce qui avait favorisé sa liaison et en avait
empêché la rupture navait pas desservi sa
destinée, si lévénement
désirable, ce naurait pas été celui
dont il se réjouissait tant quil neût eu
lieu quen rêve: son départ; il se dit
quon ne connaît pas son malheur, quon
nest jamais si heureux quon croit.
Quelquefois il espérait quelle mourrait sans
souffrances dans un accident, elle qui était dehors, dans
les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle
revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain
fût si souple et si fort, quil pût
continuellement tenir en échec, déjouer tous les
périls qui lenvironnent (et que Swann trouvait
innombrables depuis que son secret désir les avait
supputés), et permît ainsi aux êtres de se
livrer chaque jour et à peu près impunément
à leur uvre de mensonge, à la poursuite du
plaisir.
Et Swann sentait bien près de son cur ce Mahomet II
dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti
quil était devenu amoureux fou dune de ses
femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe
vénitien, de retrouver sa liberté desprit.
Puis il sindignait de ne penser ainsi quà soi,
et les souffrances quil avait éprouvées lui
semblaient ne mériter aucune pitié puisque
lui-même faisait si bon marché de la vie
dOdette.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait
quOdette avait été la maîtresse
dinnombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi
lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre),
de femmes, et quelle fréquentait les maisons de
passe. Il fut tourmenté de penser quil y avait parmi
ses amis un être capable de lui avoir adressé cette
lettre (car par certains détails elle
révélait chez celui qui lavait écrite
une connaissance familière de la vie de Swann). Il chercha
qui cela pouvait être. Mais il navait jamais eu aucun
soupçon des actions inconnues des êtres, de celles
qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il
voulut savoir si cétait plutôt sous le
caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de
M. dOrsan, quil devait situer la région
inconnue où cet acte ignoble avait dû naître,
comme aucun de ces hommes navait jamais approuvé
devant lui les lettres anonymes et que tout ce quils lui
avaient dit impliquait quils les réprouvaient, il ne
vit pas de raisons pour relier cette infamie plutôt
à la nature de lun que de lautre. Celle de M.
de Charlus était un peu dun détraqué
mais foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes
un peu sèche mais saine et droite. Quant à M.
dOrsan, Swann, navait jamais rencontré
personne qui dans les circonstances même les plus tristes
vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste
plus discret et plus juste.
Cétait au point quil ne pouvait comprendre le
rôle peu délicat quon prêtait à
M. dOrsan dans la liaison quil avait avec une femme
riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui il
était obligé de laisser de côté cette
mauvaise réputation inconciliable avec tant de
témoignages certains de délicatesse. Un instant
Swann sentit que son esprit sobscurcissait et il pensa
à autre chose pour retrouver un peu de lumière.
Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions.
Mais alors après navoir pu soupçonner
personne, il lui fallut soupçonner tout le monde.
Après tout M. de Charlus laimait, avait bon
cur. Mais cétait un névropathe,
peut-être demain pleurerait-il de le savoir malade, et
aujourdhui par jalousie, par colère, sur quelque
idée subite qui sétait emparée de lui,
avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cette
race dhommes est la pire de toutes. Certes, le prince des
Laumes était bien loin daimer Swann autant que M. de
Charlus. Mais à cause de cela même il navait
pas avec lui les mêmes susceptibilités; et puis
cétait une nature froide sans doute, mais aussi
incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait
de ne sêtre pas attaché, dans la vie,
quà de tels êtres. Puis il songeait que ce qui
empêche les hommes de faire du mal à leur prochain,
cest la bonté, quil ne pouvait au fond
répondre que de natures analogues à la sienne,
comme était, à légard du cur,
celle de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette
peine à Swann eût révolté celui-ci.
Mais avec un homme insensible, dune autre humanité,
comme était le prince des Laumes, comment prévoir
à quels actes pouvaient le conduire des mobiles dune
essence différente. Avoir du cur cest tout, et
M. de Charlus en avait. M. dOrsan nen manquait pas
non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann,
nées de lagrément que, pensant de même
sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de
plus de repos que laffection exaltée de M. de
Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons
ou mauvais.
Sil y avait quelquun par qui Swann
sétait toujours senti compris et délicatement
aimé, cétait par M. dOrsan. Oui, mais
cette vie peu honorable quil menait? Swann regrettait de
nen avoir pas tenu compte, davoir souvent
avoué en plaisantant quil navait jamais
éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et
destime que dans la société dune
canaille. Ce nest pas pour rien, se disait-il maintenant,
que depuis que les hommes jugent leur prochain, cest sur
ses actes. Il ny a que cela qui signifie quelque chose, et
nullement ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des
Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont
dhonnêtes gens. Orsan nen a peut-être
pas, mais ce nest pas un honnête homme. Il a pu mal
agir une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi,
qui il est vrai naurait pu quinspirer la lettre, mais
cette piste lui parut un instant la bonne. Dabord
Lorédan avait des raisons den vouloir à
Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques,
vivant dans une situation inférieure à la
nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos
défauts des richesses et des vices imaginaires pour
lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront
fatalement amenés à agir autrement que des gens de
notre monde. Il soupçonna aussi mon grand-père.
Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le
lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses
idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de
Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les
Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens
du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes
où de telles choses sont possibles, peut-être
même avouées sous le nom de bonnes farces; mais il
se rappelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les
rapprocha de la vie dexpédients, presque
descroqueries, où le manque dargent, le besoin
de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent
laristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait
quil connaissait un être capable de
scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison
pour que cette scélératesse fût cachée
dans le tufinexploré dautruidu
caractère de lhomme tendre que de lhomme
froid, de lartiste que du bourgeois, du grand seigneur que
du valet. Quel critérium adopter pour juger les hommes? au
fond il ny avait pas une seule des personnes quil
connaissait qui ne pût être capable dune
infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes? Son esprit se
voila; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front,
essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant
quaprès tout, des gens qui le valaient
fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les
autres, il se dit que cela signifiait sinon quils fussent
incapables dinfamie, du moins, que cest une
nécessité de la vie à laquelle chacun se
soumet de fréquenter des gens qui nen sont
peut-être pas incapables.
Et il continua à serrer la main à tous ces amis
quil avait soupçonnés, avec cette
réserve de pur style quils avaient peut-être
cherché à le désespérer. Quant au
fond même de la lettre, il ne sen inquiéta
pas, car pas une des accusations formulées contre Odette
navait lombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup
de gens avait lesprit paresseux et manquait
dinvention. Il savait bien comme une vérité
générale que la vie des êtres est pleine de
contrastes, mais pour chaque être en particulier il
imaginait toute la partie de sa vie quil ne connaissait pas
comme identique à la partie quil connaissait. Il
imaginait ce quon lui taisait à laide de ce
quon lui disait. Dans les moments où Odette
était auprès de lui, sils parlaient ensemble
dune action indélicate commise, ou dun
sentiment indélicat éprouvé, par un autre,
elle les flétrissait en vertu des mêmes principes
que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et
auxquels il était resté fidèle; et puis elle
arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle
sinquiétait des travaux de Swann. Donc Swann
étendait ces habitudes au reste de la vie dOdette,
il répétait ces gestes quand il voulait se
représenter les moments où elle était loin
de lui. Si on la lui avait dépeinte telle quelle
était, ou plutôt quelle avait
été si longtemps avec lui, mais auprès
dun autre homme, il eût souffert, car cette image lui
eût paru vraisemblable. Mais quelle allât chez
des maquerelles, se livrât à des orgies avec des
femmes, quelle menât la vie crapuleuse de
créatures abjectes, quelle divagation insensée
à la réalisation de laquelle, Dieu merci, les
chrysanthèmes imaginés, les thés successifs,
les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement
de temps à autre, il laissait entendre à Odette que
par méchanceté, on lui racontait tout ce
quelle faisait; et, se servant à propos, dun
détail insignifiant mais vrai, quil avait appris par
hasard, comme sil était le seul petit bout
quil laissât passer malgré lui, entre tant
dautres, dune reconstitution complète de la
vie dOdette quil tenait cachée en lui, il
lamenait à supposer quil était
renseigné sur des choses quen réalité
il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien
souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la
vérité, cétait seulement, quil
sen rendît compte ou non, pour quOdette lui
dît tout ce quelle faisait. Sans doute, comme il le
disait à Odette, il aimait la sincérité,
mais il laimait comme une proxénète pouvant
le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son
amour de la sincérité nétant pas
désintéressé, ne lavait pas rendu
meilleur. La vérité quil chérissait
cétait celle que lui dirait Odette; mais
lui-même, pour obtenir cette vérité, ne
craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge quil ne
cessait de peindre à Odette comme conduisant à la
dégradation toute créature humaine. En somme il
mentait autant quOdette parce que plus malheureux
quelle, il nétait pas moins
égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi
à elle-même des choses quelle avait faites, le
regardait dun air méfiant, et, à toute
aventure, fâché, pour ne pas avoir lair de
shumilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue quil eût encore pu traverser sans être repris daccès de jalousie, il avait accepté daller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce quon jouait, la vue du titre: Les Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement quil eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de «marbre» quil avait perdu la faculté de distinguer tant il avait lhabitude de lavoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et lavait aussitôt fait souvenir de cette histoire quOdette lui avait racontée autrefois, dune visite quelle avait faite au Salon du Palais de lIndustrie avec Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu nes pas de marbre.» Odette lui avait affirmé que ce nétait quune plaisanterie, et il ny avait attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle quaujourdhui. Et justement la lettre anonyme parlait damour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot: «Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval lavait fait penser à celui
dune autre localité de cette région,
Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
dunion, un autre nom, celui de Bréauté,
quil avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la
première fois il remarquait que cétait le
même que celui de son ami M. de Bréauté dont
la lettre anonyme disait quil avait été
lamant dOdette. Après tout, pour M. de
Bréauté, laccusation nétait pas
invraisemblable; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y
avait impossibilité. De ce quOdette mentait
quelquefois, on ne pouvait conclure quelle ne disait jamais
la vérité et dans ces propos quelle avait
échangés avec Mme Verdurin et quelle avait
racontés elle-même à Swann, il avait reconnu
ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, par
inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent des
femmes dont ils révèlent linnocence, et
quicomme par exemple Odettesont plus
éloignées quaucune déprouver une
tendresse exaltée pour une autre femme.
Tandis quau contraire, lindignation avec laquelle
elle avait repoussé les soupçons quelle avait
involontairement fait naître un instant en lui par son
récit, cadrait avec tout ce quil savait des
goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais
à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux,
analogues à celle qui apporte au poète ou au
savant, qui na encore quune rime ou quune
observation, lidée ou la loi qui leur donnera toute
leur puissance, Swann se rappela pour la première fois une
phrase quOdette lui avait dite il y avait
déjà deux ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce
moment il ny en a que pour moi, je suis un amour, elle
membrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle,
elle veut que je la tutoie.» Loin de voir alors dans cette
phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos
destinés à simuler le vice que lui avait
racontés Odette, il lavait accueillie comme la
preuve dune chaleureuse amitié. Maintenant
voilà que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin
était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa
conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les
séparer dans son esprit, et les vit mêlées
aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelque
chose de sérieux et dimportant à ces
plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son
innocence. Il alla chez Odette. Il sassit loin delle.
Il nosait lembrasser, ne sachant si en elle, si en
lui, cétait laffection ou la colère
quun baiser réveillerait. Il se taisait, il
regardait mourir leur amour. Tout à coup il prit une
résolution.
Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de lidée que javais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si cétait vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens pour répondre quils niront pas, que cela les ennuie a quelquun qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue?» Mais ce hochement de tête affecté ainsi dhabitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque incertitude la dénégation dun événement passé. De plus il névoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation, quune impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que cétait faux, Swann comprit que cétait peut-être vrai.
Je te lai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle dun air irrité et malheureux.
Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien», dis-moi: «Je nai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.»
Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle voulait se débarrasser de lui:
Je nai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann savait quOdette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
«Oh! que tu me rends malheureuse,
sécria-t-elle en se dérobant par un sursaut
à létreinte de sa question. Mais as-tu
bientôt fini?
Quest-ce que tu as aujourdhui? Tu as donc
décidé quil fallait que je te déteste,
que je texècre? Voilà, je voulais reprendre
avec toi le bon temps comme autrefois et voilà ton
remerciement!»
Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne ly fait pas renoncer:
Tu as bien tort de te figurer que je ten voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et jen sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant que cela ne ma été dénoncé que par dautres. Ma colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je taime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer à taimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
Mais je nen sais rien, moi, sécria-t-elle avec colère, peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois fois.
Swann avait envisagé toutes les possibilités. La
réalité est donc quelque chose qui na aucun
rapport avec les possibilités, pas plus quun coup de
couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots:
«deux ou trois fois» marquèrent à vif
une sorte de croix dans son cur. Chose étrange que
ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des
mots prononcés dans lair, à distance,
puissent ainsi déchirer le cur comme sils le
touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un
poison quon absorberait. Involontairement Swann pensa
à ce mot quil avait entendu chez Mme de
Saint-Euverte: «Cest ce que jai vu de plus fort
depuis les tables tournantes.» Cette souffrance quil
ressentait ne ressemblait à rien de ce quil avait
cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus
entière méfiance il avait rarement imaginé
si loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait
cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée
de cette horreur particulière qui sétait
échappée des mots «peut-être deux ou
trois fois», dépourvue de cette cruauté
spécifique aussi différente de tout ce quil
avait connu quune maladie dont on est atteint pour la
première fois. Et pourtant cette Odette doù
lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins
chère, bien au contraire plus précieuse, comme si
au fur et à mesure que grandissait la souffrance,
grandissait en même temps le prix du calmant, du
contrepoison que seule cette femme possédait. Il voulait
lui donner plus de soins comme à une maladie quon
découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose
affreuse quelle lui avait dit avoir faite «deux ou
trois fois» ne pût pas se renouveler. Pour cela il
lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent quen
dénonçant à un ami les fautes de sa
maîtresse, on ne réussit quà le
rapprocher delle parce quil ne leur ajoute pas foi,
mais combien davantage sil leur ajoute foi. Mais, se disait
Swann, comment réussir à la protéger? Il
pouvait peut-être la préserver dune certaine
femme mais il y en avait des centaines dautres et il
comprit quelle folie avait passé sur lui quand il avait le
soir où il navait pas trouvé Odette chez les
Verdurin, commencé de désirer la possession,
toujours impossible, dun autre être. Heureusement
pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient
dentrer dans son âme comme des hordes
denvahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien,
plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules
dun organe blessé qui se mettent aussitôt en
mesure de refaire les tissus lésés, comme les
muscles dun membre paralysé qui tendent à
reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones
habitants de son âme, employèrent un instant toutes
les forces de Swann à ce travail obscurément
réparateur qui donne lillusion du repos à un
convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce
fut moins comme dhabitude dans le cerveau de Swann que se
produisit cette détente par épuisement, ce fut
plutôt dans son cur. Mais toutes les choses de la vie
qui ont existé une fois tendent à se
récréer, et comme un animal expirant quagite
de nouveau le sursaut dune convulsion qui semblait finie,
sur le cur, un instant épargné, de Swann,
delle-même la même souffrance vint retracer la
même croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune,
où allongé dans sa victoria qui le menait rue La
Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les
émotions de lhomme amoureux, sans savoir le fruit
empoisonné quelles produiraient
nécessairement. Mais toutes ces pensées ne
durèrent que lespace dune seconde, le temps
quil portât la main à son cur, reprit sa
respiration et parvint à sourire pour dissimuler sa
torture.
Déjà il recommençait à poser ses
questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine quun
ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui
faire asséner ce coup, à lui faire faire la
connaissance de la douleur la plus cruelle quil eût
encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas quil eut
assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une
blessure plus profonde encore. Telle comme une divinité
méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait
à sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle
dOdette seulement si dabord son supplice ne
saggrava pas.
Ma chérie, lui dit-il, cest fini, était-ce avec une personne que je connais?
Mais non je te jure, dailleurs je crois que jai exagéré, que je nai pas été jusque-là.
Il sourit et reprit:
Que veux-tu? cela ne fait rien, mais cest
malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me
représenter la personne, cela mempêcherait de
plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne
tennuierais plus. Cest si calmant de se
représenter les choses. Ce qui est affreux cest ce
quon ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà
été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te
remercie de tout mon cur de tout le bien que tu mas
fait. Cest fini.
Seulement ce mot: «Il y a combien de temps?»
Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, cest tout ce quil y a de plus ancien. Je ny avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue.
Oh! je voulais seulement savoir si cest depuis que
je te connais.
Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici;
tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me
représente ce que je faisais ce soir-là; tu
comprends bien quil nest pas possible que tu ne te
rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
Mais je ne sais pas, moi, je crois que cétait au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans lîle. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. A une table voisine il y avait une femme que je navais pas vue depuis très longtemps. Elle ma dit: «Venez donc derrière le petit rocher voir leffet du clair de lune sur leau.» Dabord jai bâillé et jai répondu: «Non, je suis fatiguée et je suis bien ici.» Elle a assuré quil ny avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit «cette blague!» je savais bien où elle voulait en venir.
Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce quelle croyait en atténuer ainsi limportance, ou pour ne pas avoir lair humilié. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton:
Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.
Ce second coup porté à Swann était plus
atroce encore que le premier.
Jamais il navait supposé que ce fût une chose
aussi récente, cachée à ses yeux qui
navaient pas su la découvrir, non dans un
passé quil navait pas connu, mais dans des
soirs quil se rappelait si bien, quil avait
vécus avec Odette, quil avait cru connus si bien par
lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque
chose de fourbe et datroce; au milieu deux tout
dun coup se creusait cette ouverture béante, ce
moment dans lIle du Bois. Odette sans être
intelligente avait le charme du naturel. Elle avait
raconté, elle avait mimé cette scène avec
tant de simplicité que Swann haletant voyait tout; le
bâillement dOdette, le petit rocher. Il
lentendait répondregaiement, hélas!:
«Cette blague»!!! Il sentait quelle ne dirait
rien de plus ce soir, quil ny avait aucune
révélation nouvelle à attendre en ce moment;
il se taisait; il lui dit:
Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, cest fini, je ny pense plus.
Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les
choses quil ne savait pas et sur ce passé de leur
amour, monotone et doux dans sa mémoire parce quil
était vague, et que déchirait maintenant comme une
blessure cette minute dans lîle du Bois, au clair de
lune, après le dîner chez la princesse des Laumes.
Mais il avait tellement pris lhabitude de trouver la vie
intéressantedadmirer les curieuses
découvertes quon peut y faireque tout en
souffrant au point de croire quil ne pourrait pas supporter
longtemps une pareille douleur, il se disait: «La vie est
vraiment étonnante et réserve de belles surprises;
en somme le vice est quelque chose de plus répandu
quon ne croit. Voilà une femme en qui javais
confiance, qui a lair si simple, si honnête, en tous
cas, si même elle était légère, qui
semblait bien normale et saine dans ses goûts: sur une
dénonciation invraisemblable, je linterroge et le
peu quelle mavoue révèle bien plus que
ce quon eût pu soupçonner.» Mais il ne
pouvait pas se borner à ces remarques
désintéressées. Il cherchait à
apprécier exactement la valeur de ce quelle lui
avait raconté, afin de savoir sil devait conclure
que ces choses, elle les avait faites souvent, quelles se
renouvelleraient. Il se répétait ces mots
quelle avait dits: «Je voyais bien où elle
voulait en venir», «Deux ou trois fois»,
«Cette blague!» mais ils ne reparaissaient pas
désarmés dans la mémoire de Swann, chacun
deux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup.
Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut
sempêcher dessayer à toute minute de
faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces
mots: «Je suis bien ici», «Cette
blague!», mais la souffrance était si forte
quil était obligé de sarrêter. Il
sémerveillait que des actes que toujours il avait
jugés si légèrement, si gaiement, maintenant
fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut
mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût
pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer
quelles se placeraient au même point de vue que lui
et ne resteraient pas à celui qui avait été
si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie
voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: «Vilain jaloux
qui veut priver les autres dun plaisir.» Par quelle
trappe soudainement abaissée (lui qui navait eu
autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs
délicats) avait-il été brusquement
précipité dans ce nouveau cercle de lenfer
doù il napercevait pas comment il pourrait
jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle
nétait quà demi coupable. Ne disait-on
pas que cétait par sa propre mère
quelle avait été livrée, presque
enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle
vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du
Journal dun Poète dAlfred de Vigny quil
avait lues avec indifférence autrefois: «Quand on se
sent pris damour pour une femme, on devrait se dire:
Comment est-elle entourée? Quelle a été sa
vie?
Tout le bonheur de la vie est appuyé
là-dessus.» Swann sétonnait que de
simples phrases épelées par sa pensée, comme
«Cette blague!», «Je voyais bien où elle
voulait en venir» pussent lui faire si mal. Mais il
comprenait que ce quil croyait de simples phrases
nétait que les pièces de larmature
entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la
souffrance quil avait éprouvée pendant le
récit dOdette. Car cétait bien cette
souffrance-là quil éprouvait de nouveau. Il
avait beau savoir maintenant,même, il eut beau, le
temps passant, avoir un peu oublié, avoir
pardonné, au moment où il se redisait ses
mots, la souffrance ancienne le refaisait tel quil
était avant quOdette ne parlât: ignorant,
confiant; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire
frapper par laveu dOdette dans la position de
quelquun qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs
mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une
révélation. Il admirait la terrible puissance
recréatrice de sa mémoire. Ce nest que de
laffaiblissement de cette génératrice dont la
fécondité diminue avec lâge quil
pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais
quand paraissait un peu épuisé le pouvoir
quavait de le faire souffrir un des mots prononcés
par Odette, alors un de ceux sur lesquels lesprit de Swann
sétait moins arrêté jusque-là,
un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait
avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il
avait dîné chez la princesse des Laumes lui
était douloureuse, mais ce nétait que le
centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à
lentour dans tous les jours avoisinants. Et à
quelque point delle quil voulût toucher dans
ses souvenirs, cest la saison tout entière où
les Verdurin avaient si souvent dîné dans
lîle du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu
à peu les curiosités quexcitait en lui sa
jalousie furent neutralisées par la peur des tortures
nouvelles quil sinfligerait en les satisfaisant. Il
se rendait compte que toute la période de la vie
dOdette écoulée avant quelle ne le
rencontrât, période quil navait jamais
cherché à se représenter,
nétait pas létendue abstraite
quil voyait vaguement, mais avait été faite
dannées particulières, remplie
dincidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait
que ce passé incolore, fluide et supportable, ne
prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et
diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le
concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de
souffrir.
Il espérait quun jour il finirait par pouvoir
entendre le nom de lîle du Bois, de la princesse des
Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait
imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles
paroles, le nom dendroits, de circonstances
différentes qui, son mal à peine calmé, le
feraient renaître sous une autre forme.
Mais souvent les choses quil ne connaissait pas, quil redoutait maintenant de connaître, cest Odette elle-même qui les lui révélait spontanément, et sans sen rendre compte; en effet lécart que le vice mettait entre la vie réelle dOdette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart Odette en ignorait létendue: un être vicieux, affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, na pas de contrôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-même lentraînent peu à peu loin des façons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de lesprit dOdette, avec le souvenir des actions quelle cachait à Swann, dautres peu à peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans quelle pût leur trouver rien détrange, sans quelles détonassent dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle; mais si elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la révélation de lambiance quelles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle navait jamais été chez des entremetteuses. A vrai dire il était convaincu que non; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais dune façon mécanique; elle ny avait rencontré aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du soupçon, souhaitait quOdette lextirpât. «Oh! non! Ce nest pas que je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité quelle ne sapercevait plus ne pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore restée plus de deux heures hier à mattendre, elle me proposait nimporte quel prix. Il paraît quil y a un ambassadeur qui lui a dit: «Je me tue si vous ne me lamenez pas.» On lui a dit que jétais sortie, jai fini par aller moi-même lui parler pour quelle sen aille. Jaurais voulu que tu voies comme je lai reçue, ma femme de chambre qui mentendait de la pièce voisine ma dit que je criais à tue-tête: «Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! Cest une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux tout de même! Si javais besoin dargent, je comprends...» Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis à la campagne. Ah! jaurais voulu que tu sois caché quelque part. Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de même, tu vois, ta petite Odette, quoiquon la trouve si détestable.»
Dailleurs ses aveux même, quand elle lui en
faisait, de fautes quelle le supposait avoir
découvertes, servaient plutôt pour Swann de point de
départ à de nouveaux doutes quils ne
mettaient un terme aux anciens. Car ils nétaient
jamais exactement proportionnés à ceux-ci.
Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout
lessentiel, il restait dans laccessoire quelque chose
que Swann navait jamais imaginé, qui
laccablait de sa nouveauté et allait lui permettre
de changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces
aveux il ne pouvait plus les oublier. Son âme les
charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres.
Et elle en était empoisonnée.
Une fois elle lui parla dune visite que Forcheville lui
avait faite le jour de la Fête de Paris-Murcie.
«Comment, tu le connaissais déjà?
Ah! oui, cest vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas
paraître lavoir ignoré.» Et tout
dun coup il se mit à trembler à la
pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie
où il avait reçu delle la lettre quil
avait si précieusement gardée, elle
déjeunait peut-être avec Forcheville à la
Maison dOr. Elle lui jura que non. «Pourtant la
Maison dOr me rappelle je ne sais quoi que jai su ne
pas être vrai, lui dit-il pour
leffrayer.»«Oui, que je ny
étais pas allée le soir où je tai dit
que jen sortais quand tu mavais cherchée chez
Prévost», lui répondit-elle (croyant à
son air quil le savait), avec une décision où
il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la timidité,
une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait
cacher, puis le désir de lui montrer quelle pouvait
être franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté
et une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de
cruauté car Odette navait pas conscience du mal
quelle faisait à Swann; et même elle se mit
à rire, peut-être il est vrai, surtout pour ne pas
avoir lair humilié, confus. «Cest vrai
que je navais pas été à la Maison
Dorée, que je sortais de chez Forcheville. Javais
vraiment été chez Prévost, ça
cétait pas de la blague, il my avait
rencontrée et mavait demandé dentrer
regarder ses gravures. Mais il était venu quelquun
pour le voir. Je tai dit que je venais de la Maison
dOr parce que javais peur que cela ne tennuie.
Tu vois, cétait plutôt gentil de ma part.
Mettons que jaie eu tort, au moins je te le dis
carrément. Quel intérêt aurais-je à ne
pas te dire aussi bien que javais déjeuné
avec lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si
cétait vrai? Dautant plus quà ce
moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous
les deux, dis, chéri.» Il lui sourit avec la
lâcheté soudaine de lêtre sans forces
quavaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi,
même dans les mois auxquels il navait jamais plus
osé repenser parce quils avaient été
trop heureux, dans ces mois où elle lavait
aimé, elle lui mentait déjà! Aussi bien que
ce moment (le premier soir quils avaient «fait
catleya») où elle lui avait dit sortir de la Maison
Dorée, combien devait-il y en avoir eu dautres,
recéleurs eux aussi dun mensonge que Swann
navait pas soupçonné. Il se rappela
quelle lui avait dit un jour: «Je naurais
quà dire à Mme Verdurin que ma robe na
pas été prête, que mon cab est venu en
retard. Il y a toujours moyen de sarranger.» A lui
aussi probablement, bien des fois où elle lui avait
glissé de ces mots qui expliquent un retard, justifient un
changement dheure dans un rendezvous, ils avaient dû
cacher sans quil sen fût douté alors,
quelque chose quelle avait à faire avec un autre
à qui elle avait dit: «Je naurai
quà dire à Swann que ma robe na pas
été prête, que mon cab est arrivé en
retard, il y a toujours moyen de sarranger.» Et sous
tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les
plus simples que lui avait dites autrefois Odette, quil
avait crues comme paroles dévangile, sous les
actions quotidiennes quelle lui avait racontées,
sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa
couturière, lavenue du Bois, lHippodrome, il
sentait (dissimulée à la faveur de cet
excédent de temps qui dans les journées les plus
détaillées laisse encore du jeu, de la place, et
peut servir de cachette à certaines actions), il sentait
sinsinuer la présence possible et souterraine de
mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était
resté le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue La
Pérouse elle-même, quOdette avait toujours
dû quitter à dautres heures que celles
quelle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de
la ténébreuse horreur quil avait ressentie en
entendant laveu relatif à la Maison Dorée,
et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de
Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son
passé. Si maintenant il se détournait chaque fois
que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison
Dorée, ce nétait plus comme tout
récemment encore à la soirée de Mme de
Saint-Euverte, parce quil lui rappelait un bonheur
quil avait perdu depuis longtemps, mais un malheur
quil venait seulement dapprendre.
Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui
de lIle du Bois, il cessa peu à peu de faire
souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre
jalousie, nest pas une même passion continue,
indivisible. Ils se composent dune infinité
damours successifs, de jalousies différentes et qui
sont éphémères, mais par leur multitude
ininterrompue donnent limpression de la continuité,
lillusion de lunité. La vie de lamour de
Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient
faites de la mort, de linfidélité,
dinnombrables désirs, dinnombrables doutes,
qui avaient tous Odette pour objet.
Sil était resté longtemps sans la voir, ceux
qui mouraient nauraient pas été
remplacés par dautres. Mais la présence
dOdette continuait densemencer le cur de Swann
de tendresse et de soupçons alternés.
Certains soirs elle redevenait tout dun coup avec lui dune gentillesse dont elle lavertissait durement quil devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années; il fallait rentrer immédiatement chez elle «faire catleya» et ce désir quelle prétendait avoir de lui était si soudain, si inexplicable, si impérieux, les caresses quelle lui prodiguait ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann quun mensonge et quune méchanceté. Un soir quil était ainsi, sur lordre quelle lui en avait donné, rentré avec elle, et quelle entremêlait ses baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse ordinaire, il crut tout dun coup entendre du bruit; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais neut pas le courage de reprendre sa place auprès delle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase et dit à Swann: «On ne peut jamais rien faire avec toi!» Et il resta incertain si elle navait pas caché quelquun dont elle avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, espérant apprendre quelque chose delle, sans oser la nommer cependant. «Jai une petite qui va vous plaire», disait lentremetteuse.» Et il restait une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée quil ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour: «Ce que je voudrais, cest trouver un ami, alors il pourrait être sûr, je nirais plus jamais avec personne.»«Vraiment, crois-tu que ce soit possible quune femme soit touchée quon laime, ne vous trompe jamais?» lui demanda Swann anxieusement. «Pour sûr! ça dépend des caractères!» Swann ne pouvait sempêcher de dire à ces filles les mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. A celle qui cherchait un ami, il dit en souriant: «Cest gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture.»«Vous aussi, vous avez des manchettes bleues.»«Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre! Je ne tennuie pas, tu as peut-être à faire?»«Non, jai tout mon temps. Si vous maviez ennuyée, je vous laurais dit. Au contraire jaime bien vous entendre causer.»«Je suis très flatté. Nest-ce pas que nous causons gentiment?» dit-il à lentremetteuse qui venait dentrer.«Mais oui, cest justement ce que je me disais. Comme ils sont sages! Voilà! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, lautre jour, cest bien mieux ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, cest un vrai scandale! Je vous quitte, je suis discrète.» Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était indifférente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard
lui conseilla un voyage en mer; plusieurs fidèles
parlèrent de partir avec lui; les Verdurin ne purent se
résoudre à rester seuls, louèrent un yacht,
puis sen rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de
fréquentes croisières. Chaque fois quelle
était partie depuis un peu de temps, Swann sentait
quil commençait à se détacher
delle, mais comme si cette distance morale était
proportionnée à la distance matérielle,
dès quil savait Odette de retour, il ne pouvait pas
rester sans la voir. Une fois, partis pour un mois seulement,
croyaient-ils, soit quils eussent été
tentés en route, soit que M. Verdurin eût
sournoisement arrangé les choses davance pour faire
plaisir à sa femme et neût averti les
fidèles quau fur et à mesure, dAlger
ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en
Grèce, à Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage
durait depuis près dun an. Swann se sentait
absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin
eût cherché à persuader au pianiste et au
docteur Cottard que la tante de lun et les malades de
lautre navaient aucun besoin deux, et,
quen tous cas, il était imprudent de laisser Mme
Cottard rentrer à Paris que Mme Verdurin assurait
être en révolution, il fut obligé de leur
rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre
partit avec eux.
Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs,
Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il
avait à faire, avait sauté dedans, et sy
était trouvé assis en face de Mme Cottard qui
faisait sa tournée de visites «de jours» en
grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon,
en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs nettoyés.
Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait
à pied dune maison à lautre, dans un
même quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier
différent usait de lomnibus avec correspondance.
Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de
la femme eût pu percer lempesé de la petite
bourgeoise, et ne sachant trop dailleurs si elle devait
parler des Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement,
de sa voix lente, gauche et douce que par moments lomnibus
couvrait complètement de son tonnerre, des propos choisis
parmi ceux quelle entendait et répétait dans
les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans
une journée:
Swann ayant répondu quil navait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de lavoir blessé en lobligeant à le confesser.
«Ah! cest très bien, au moins vous lavouez franchement, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que vous navez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je lai vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que cest un peu léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous lavouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualités quil y a dans le portrait de mon mari, cest moins étrange que ce quil fait dhabitude mais il a fallu quil lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement le mari de lamie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis sil est nommé à lAcadémie (cest un des collègues du docteur) de lui faire faire son portrait par Machard. Évidemment cest un beau rêve! jai une autre amie qui prétend quelle aime mieux Leloir. Je ne suis quune pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme science. Mais je trouve que la première qualité dun portrait, surtout quand il coûte 10.000 francs, est dêtre ressemblant et dune ressemblance agréable.»
Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à lencre dans ses gants par le teinturier, et lembarras de parler à Swann des Verdurin, Mme Cottard, voyant quon était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteur devait larrêter, écouta son cur qui lui conseillait dautres paroles.
Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous.
Swann fut bien étonné, il supposait que son nom nétait jamais proféré devant les Verdurin.
Dailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy
était là et cest tout dire. Quand Odette est
quelque part elle ne peut jamais rester bien longtemps sans
parler de vous. Et vous pensez que ce nest pas en mal.
Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique
de Swann?
Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant dailleurs aucune mauvaise pensée sous ce mot quelle prenait seulement dans le sens où on lemploie pour parler de laffection qui unit des amis:
Mais elle vous adore! Ah! je crois quil ne
faudrait pas dire ça de vous devant elle! On serait bien
arrangé! A propos de tout, si on voyait un tableau par
exemple elle disait: «Ah! sil était là,
cest lui qui saurait vous dire si cest authentique ou
non. Il ny a personne comme lui pour ça.» Et
à tout moment elle demandait: «Quest-ce
quil peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait
un peu! Cest malheureux, un garçon si doué,
quil soit si paresseux.
(Vous me pardonnez, nest-ce pas?)» En ce moment je
le vois, il pense à nous, il se demande où nous
sommes.» Elle a même eu un mot que jai
trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: «Mais
comment pouvez-vous voir ce quil fait en ce moment puisque
vous êtes à huit cents lieues de lui?» Alors
Odette lui a répondu: «Rien nest impossible
à lil dune amie.» Non je vous
jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez
là une vraie amie comme on nen a pas beaucoup. Je
vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes
le seul.
Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les
veilles de départ on cause mieux): «Je ne dis pas
quOdette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons
ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait
M. Swann.» Oh! mon Dieu, voilà que le conducteur
marrête, en bavardant avec vous jallais laisser
passer la rue Bonaparte... me rendriez-vous le service de me dire
si mon aigrette est droite?»
Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main gantée de blanc doù séchappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui remplit lomnibus, mêlée à lodeur du teinturier. Et Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment quil éprouvait pour cette dernière nétant plus mêlé de douleur, nétait plus guère de lamour), tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, laigrette haute, dune main relevant sa jupe, de lautre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.
Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que neût été son mari, avait greffé à côté deux dautres sentiments, normaux ceux-là, de gratitude, damitié, des sentiments qui dans lesprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes, parce que dautres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée daffection paisible, qui lavait ramené un soir après une fête chez le peintre boire un verre dorangeade avec Forcheville et près de qui Swann avait entrevu quil pourrait vivre heureux.
Jadis ayant souvent pensé avec terreur quun jour
il cesserait dêtre épris dOdette, il
sétait promis dêtre vigilant, et
dès quil sentirait que son amour commencerait
à le quitter, de saccrocher à lui, de le
retenir. Mais voici quà laffaiblissement de
son amour correspondait simultanément un affaiblissement
du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer,
cest-à-dire devenir une autre personne, tout en
continuant à obéir aux sentiments de celle
quon nest plus. Parfois le nom aperçu dans un
journal, dun des hommes quil supposait avoir pu
être les amants dOdette, lui redonnait de la
jalousie. Mais elle était bien légère et
comme elle lui prouvait quil nétait pas encore
complètement sorti de ce temps où il avait tant
souffertmais aussi où il avait connu une
manière de sentir si voluptueuse,et que les hasards
de la route lui permettraient peut-être den
apercevoir encore furtivement et de loin les beautés,
cette jalousie lui procurait plutôt une excitation
agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour
retrouver la France, un dernier moustique prouve que
lItalie et lété ne sont pas encore bien
loin.
Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie
doù il sortait, quand il faisait effort sinon pour y
rester, du moins pour en avoir une vision claire pendant
quil le pouvait encore, il sapercevait quil ne
le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir
comme un paysage qui allait disparaître cet amour
quil venait de quitter; mais il est si difficile
dêtre double et de se donner le spectacle
véridique dun sentiment quon a cessé de
posséder, que bientôt lobscurité se
faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien,
renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en
essuyait les verres; et il se disait quil valait mieux se
reposer un peu, quil serait encore temps tout à
lheure, et se rencognait, avec lincuriosité,
dans lengourdissement, du voyageur ensommeillé qui
rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon
quil sent lentraîner de plus en plus vite, loin
du pays, où il a si longtemps vécu et quil
sétait promis de ne pas laisser fuir sans lui donner
un dernier adieu. Même, comme ce voyageur sil se
réveille seulement en France, quand Swann ramassa par
hasard près de lui la preuve que Forcheville avait
été lamant dOdette, il
saperçut quil nen ressentait aucune
douleur, que lamour était loin maintenant et
regretta de navoir pas été averti du moment
où il le quittait pour toujours. Et de même
quavant dembrasser Odette pour la première
fois il avait cherché à imprimer dans sa
mémoire le visage quelle avait eu si longtemps pour
lui et quallait transformer le souvenir de ce baiser, de
même il eût voulu, en pensée au moins, avoir
pu faire ses adieux, pendant quelle existait encore,
à cette Odette lui inspirant de lamour, de la
jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances et
que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait
la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en
dormant, dans le crépuscule dun rêve. Il se
promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme
en fez quil ne pouvait identifier, le peintre, Odette,
Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui
suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de
très haut, tantôt de quelques mètres
seulement, de sorte quon montait et redescendait
constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient
déjà nétaient plus visibles à
ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât
faiblissait et il semblait alors quune nuit noire allait
sétendre immédiatement. Par moment les vagues
sautaient jusquau bord et Swann sentait sur sa joue des
éclaboussures glacées. Odette lui disait de les
essuyer, il ne pouvait pas et en était confus
vis-à-vis delle, ainsi que dêtre en
chemise de nuit. Il espérait quà cause de
lobscurité on ne sen rendait pas
compté, mais cependant Mme Verdurin le fixa dun
regard étonné durant un long moment pendant lequel
il vit sa figure se déformer, son nez sallonger et
quelle avait de grandes moustaches. Il se détourna
pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec
des petits points rouges, ses traits tirés, cernés,
mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse
prêts à se détacher comme des larmes pour
tomber sur lui et il se sentait laimer tellement quil
aurait voulu lemmener tout de suite. Tout dun coup
Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit:
«Il faut que je men aille», elle prenait
congé de tout le monde, de la même façon,
sans prendre à part à Swann, sans lui dire
où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il
nosa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et
était obligé, sans se retourner vers elle, de
répondre en souriant à une question de Mme
Verdurin, mais son cur battait horriblement, il
éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever
ses yeux quil aimait tant tout à lheure,
écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait
à monter avec Mme Verdurin, cest-à-dire
à séloigner à chaque pas
dOdette, qui descendait en sens inverse. Au bout dune
seconde il y eut beaucoup dheures quelle était
partie. Le peintre fit remarquer à Swann que
Napoléon III sétait éclipsé un
instant après elle. «Cétait
certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se
rejoindre en bas de la côte mais nont pas voulu dire
adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa
maîtresse.» Le jeune homme inconnu se mit à
pleurer. Swann essaya de le consoler. «Après tout
elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui
ôtant son fez pour quil fût plus à son
aise. Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en
être triste? Cétait bien lhomme qui
pouvait la comprendre.» Ainsi Swann se parlait-il à
lui-même, car le jeune homme quil navait pu
identifier dabord était aussi lui; comme certains
romanciers, il avait distribué sa personnalité
à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un
quil voyait devant lui coiffé dun fez.
Quant à Napoléon III, cest à Forcheville que quelque vague association didées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion dhonneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, cétait bien Forcheville. Car, dimages incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant dailleurs momentanément un tel pouvoir créateur quil se reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux dune main étrangère quil croyait serrer et, de sentiments et dimpressions dont il navait pas conscience encore faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout dun coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cur qui, avec la même violence, battait danxiété dans sa poitrine. Tout dun coup ses palpitations de cur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant: «Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. Cest eux qui ont mis le feu.» Cétait son valet de chambre qui venait léveiller et lui disait:
Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure.
Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du
sommeil où Swann était plongé,
nétaient arrivées jusquà sa
conscience quen subissant cette déviation qui fait
quau fond de leau un rayon paraît un soleil, de
même quun moment auparavant le bruit de la sonnette
prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin
avait enfanté lépisode de lincendie.
Cependant le décor quil avait sous les yeux vola en
poussière, il ouvrit les yeux, entendit une
dernière fois le bruit dune des vagues de la mer qui
séloignait. Il toucha sa joue. Elle était
sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de
leau froide et le goût du sel. Il se leva,
shabilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure
parce quil avait écrit la veille à mon
grand-père quil irait dans laprès-midi
à Combray, ayant appris que Mme de CambremerMlle
Legrandindevait y passer quelques jours.
Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui
dune campagne où il nétait pas
allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un
attrait qui lavait décidé à quitter
enfin Paris pour quelques jours. Comme les différents
hasards qui nous mettent en présence de certaines
personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les
aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant
quil commence et se répéter après
quil a fini, les premières apparitions que fait dans
notre vie un être destiné plus tard à nous
plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une
valeur davertissement, de présage. Cest de
cette façon que Swann sétait souvent
reporté à limage dOdette
rencontrée au théâtre, ce premier soir
où il ne songeait pas à la revoir jamais,et
quil se rappelait maintenant la soirée de Mme de
Saint-Euverte où il avait présenté le
général de Froberville à Mme de Cambremer.
Les intérêts de notre vie sont si multiples
quil nest pas rare que dans une même
circonstance les jalons dun bonheur qui nexiste pas
encore soient posés à côté de
laggravation dun chagrin dont nous souffrons. Et sans
doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme
de Saint-Euverte. Qui sait même, dans le cas où, ce
soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si
dautres bonheurs, dautres chagrins ne lui seraient
pas arrivés, et qui ensuite lui eussent paru avoir
été inévitables? Mais ce qui lui semblait
lavoir été, cétait ce qui avait
eu lieu, et il nétait pas loin de voir quelque chose
de providentiel dans ce quil se fût
décidé à aller à la soirée de
Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux
dadmirer la richesse dinvention de la vie et
incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de
savoir ce qui eût été le plus à
souhaiter, considérait dans les souffrances quil
avait éprouvées ce soir-là et les plaisirs
encore insoupçonnés qui germaient
déjà,et entre lesquels la balance
était trop difficile à établir, une
sorte denchaînement nécessaire.
Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle dOdette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce queau cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de limage première quil avait reçue delleil avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant quil dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès quil nétait plus malheureux et que baissait du même coup le niveau de sa moralité, il sécria en lui-même: «Dire que jai gâché des années de ma vie, que jai voulu mourir, que jai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui nétait pas mon genre!»
Fin de la deuxième partie.
End of Project Gutenberg's Du cote de chez Swann, Part 2, by Marcel Proust *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU COTE DE CHEZ SWANN, PART 2 *** This file should be named 8swn210h.htm or 8swn210h.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8swn211h.htm VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8swn210ah.htm HTML conversion by Walter Debeuf of the etext produced by Sue Asscher Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart hart@pobox.com Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". Among other things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other eBook medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES But for the "Right of Replacement or Refund" described below, [1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. If you discover a Defect in this eBook within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending an explanatory note within that time to the person you received it from. If you received it on a physical medium, you must return it with your note, and such person may choose to alternatively give you a replacement copy. If you received it electronically, such person may choose to alternatively give you a second opportunity to receive it electronically. THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Some states do not allow disclaimers of implied warranties or the exclusion or limitation of consequential damages, so the above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you may have other legal rights. INDEMNITY You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, and its trustees and agents, and any volunteers associated with the production and distribution of Project Gutenberg-tm texts harmless, from all liability, cost and expense, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, [2] alteration, modification, or addition to the eBook, or [3] any Defect. DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" You may distribute copies of this eBook electronically, or by disk, book or any other medium if you either delete this "Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, or: [1] Only give exact copies of it. Among other things, this requires that you do not remove, alter or modify the eBook or this "small print!" statement. You may however, if you wish, distribute this eBook in machine readable binary, compressed, mark-up, or proprietary form, including any form resulting from conversion by word processing or hypertext software, but only so long as *EITHER*: [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and does *not* contain characters other than those intended by the author of the work, although tilde (~), asterisk (*) and underline (_) characters may be used to convey punctuation intended by the author, and additional characters may be used to indicate hypertext links; OR [*] The eBook may be readily converted by the reader at no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent form by the program that displays the eBook (as is the case, for instance, with most word processors); OR [*] You provide, or agree to also provide on request at no additional cost, fee or expense, a copy of the eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC or other equivalent proprietary form). [2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this "Small Print!" statement. [3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the gross profits you derive calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. If you don't derive profits, no royalty is due. Royalties are payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" the 60 days following each date you prepare (or were legally required to prepare) your annual (or equivalent periodic) tax return. Please contact us beforehand to let us know your plans and to work out the details. WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form. The Project gratefully accepts contributions of money, time, public domain materials, or royalty free copyright licenses. Money should be paid to the: "Project Gutenberg Literary Archive Foundation." If you are interested in contributing scanning equipment or software or other items, please contact Michael Hart at: hart@pobox.com [Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be they hardware or software or any other related product without express permission.] *END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*