Project Gutenberg's Du cote de chez Swann, Part 1, by Marcel Proust #1 in our series by Marcel Proust Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Du cote de chez Swann, Part 1 A la recherche du temps perdu, Tome I Author: Marcel Proust Release Date: May 2001 [EBook #2650] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on June 17, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU COTE DE CHEZ SWANN, PART 1 *** HTML conversion by Walter Debeuf of the etext produced by Sue Asscher
A Monsieur Gaston Calmette
Comme un témoignage de profonde et affectueuse reconnaissance,
Marcel Proust.
PREMIÈRE PARTIE
COMBRAY
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n´avais pas le temps de me dire: «Je m´endors.» Et, une demi-heure après, la pensée qu´il était temps de chercher le sommeil m´éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n´avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j´étais moi-même ce dont parlait l´ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n´était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d´une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j´étais libre de m´y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j´étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j´entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d´un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l´étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu´il suit va être gravé dans son souvenir par l´excitation qu´il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J´appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l´oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C´est l´instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur c´est déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L´espérance d´être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s´éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C´est minuit; on vient d´éteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n´avais plus que de courts réveils d´un instant, le temps d´entendre les craquements organiques des boiseries, d´ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l´obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n´étais qu´une petite partie et à l´insensibilité duquel je retournais vite m´unir. Ou bien en dormant j´avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu´avait dissipée le jour,date pour moi d´une ère nouvelle,où on les avait coupées. J´avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j´en retrouvais le souvenir aussitôt que j´avais réussi à m´éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j´entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Eve naquit dune côte
dAdam, une femme naissait pendant mon sommeil dune
fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que
jétais sur le point de goûter, je
mimaginais que cétait elle qui me
loffrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre
chaleur voulait sy rejoindre, je méveillais.
Le reste des humains mapparaissait comme bien lointain
auprès de cette femme que javais quittée il y
avait quelques moments à peine; ma joue était
chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le
poids de sa taille.
Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits
dune femme que javais connue dans la vie,
jallais me donner tout entier à ce but: la
retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs
yeux une cité désirée et simaginent
quon peut goûter dans une réalité le
charme du songe. Peu à peu son souvenir
sévanouissait, javais oublié la fille
de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, lordre des années et des mondes. Il les consulte dinstinct en séveillant et y lit en une seconde le point de la terre quil occupe, le temps qui sest écoulé jusquà son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus lheure, il estimera quil vient à peine de se coucher. Que sil sassoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans lespace, et au moment douvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je métais endormi, et quand je méveillais au milieu de la nuit, comme jignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui jétais; javais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de lexistence comme il peut frémir au fond dun animal: jétais plus dénué que lhomme des cavernes; mais alors le souvenirnon encore du lieu où jétais, mais de quelques-uns de ceux que javais habités et où jaurais pu êtrevenait à moi comme un secours den haut pour me tirer du néant doù je naurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et limage confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l´immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d´autres, par l´immobilité de notre pensée en face d´elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s´agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j´étais, tout tournait autour de moi dans l´obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d´après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu´autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,mon corps,se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l´existence d´un couloir, avec la pensée que j´avais en m´y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s´imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me disais: «Tiens, j´ai fini par m´endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir», j´étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d´un passé que mon esprit n´aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d´urne, suspendue au plafond par des chaînettes, al cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu´en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux tout à l´heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d´une nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction: j´étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner! J´aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d´endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c´était les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C´est un autre genre de vie qu´on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu´à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m´habiller pour le dîner, de loin je l´aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n´isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j´avais revu tantôt l´une, tantôt l´autre, des chambres que j´avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil; chambres d´hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu´on se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de l´oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu´on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s´y appuyant indéfiniment; où, par un temps glacial le plaisir qu´on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l´hirondelle de mer qui a son nid au fond d´un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d´air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d´impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies;chambres d´été où l´on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr´ouverts, jette jusqu´au pied du lit son échelle enchantée, où le clair de lune appuyé aux volets entr´ouverts, jette jusqu´au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d´un rayon; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n´y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s´écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d´acajou, où dès la première seconde j´avais été intoxiqué moralement par l´odeur inconnue du vétiver, convaincu de l´hostilité des rideaux violets et de l´insolente indifférence de la pendule que jacassait tout haut comme si je n´eusse pas été là;où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n´y était pas prévu;où ma pensée, s´efforçant pendant des heures de se disloquer, de s´étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu´en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j´étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l´oreille anxieuse, la narine rétive, le cur battant: jusqu´à ce que l´habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l´odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L´habitude! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l´habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j´étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m´avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l´obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j´avais beau savoir que je n´étais pas dans les demeures dont l´ignorance du réveil m´avait en un instant sinon présenté l´image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d´autrefois, à Combray chez ma grand´tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j´y avais connues, ce que j´avais vu d´elles, ce qu´on m´en avait raconté.
A Combray, tous les jours dès la fin de l´après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand´mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l´air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l´heure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à l´instar des premiers architectes et maîtres verriers de l´âge gothique, elle substituait à l´opacité des murs d´impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n´en était qu´accrue, parce que rien que le changement d´éclairage détruisait l´habitude que j´avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m´était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j´y étais inquiet, comme dans une chambre d´hôtel ou de «chalet», où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d´un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d´un vert sombre la pente d´une colline, et s´avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n´était autre que la limite d´un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu´on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n´était qu´un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n´avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l´avait montrée avec évidence. Golo s´arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand´tante et qu´il avait l´air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n´excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il s´éloignant du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s´avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d´une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s´arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu´il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s´adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d´un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d´histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j´avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu´à lui-même. L´influence anesthésiante de l´habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu´il semblait ouvrir tout seul, sans que j´eusse besoin de le tourner, tant le maniement m´en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu´on sonnait le dîner, j´avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le buf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j´étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s´il faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s´il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand´mère qui trouvait que «c´est une pitié de rester enfermé à la campagne» et qui avait d´incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande pluie, parce qu´il m´envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. «Ce n´est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté.» Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma grand´mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d´osier de peur qu´ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par l´averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front s´imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait: «Enfin, on respire!» et parcourait les allées détrempées,trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s´arrangerait,de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu´excitaient dans son âme l´ivresse de l´orage, la puissance de l´hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d´elle d´éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu´à une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand´mère
avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir
de la faire rentrer: c´était, à un des
moments où la révolution de sa promenade la
ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des
lumières du petit salon où les liqueurs
étaient servies sur la table à jeu,si ma
grand´tante lui criait: «Bathilde! viens donc
empêcher ton mari de boire du cognac!» Pour la
taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de
mon père un esprit si différent que tout le monde
la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs
étaient défendues à mon grand-père,
ma grand´tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma
pauvre grand´mère entrait, priait ardemment son mari
de ne pas goûter au cognac; il se fâchait, buvait
tout de même sa gorgée, et ma
grand´mère repartait, triste,
découragée, souriante pourtant, car elle
était si humble de cur et si douce que sa tendresse
pour les autres et le peu de cas qu´elle faisait de sa
propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son
regard en un sourire où, contrairement à ce
qu´on voit dans le visage de beaucoup d´humains, il
n´y a avait d´ironie que pour elle-même, et
pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir
ceux qu´elle chérissait sans les caresser
passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand´tante, le spectacle des vaines prières de ma
grand´mère et de sa faiblesse, vaincue
d´avance, essayant inutilement d´ôter à
mon grand-père le verre à liqueur,
c´était de ces choses à la vue desquelles on
s´habitue plus tard jusqu´à les
considérer en riant et à prendre le parti du
persécuteur assez résolument et gaiement pour se
persuader à soi-même qu´il ne s´agit pas
de persécution; elles me causaient alors une telle
horreur, que j´aurais aimé battre ma
grand´tante. Mais dès que j´entendais:
«Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du
cognac!» déjà homme par la
lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une
fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des
souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je
montais sangloter tout en haut de la maison à
côté de la salle d´études, sous les
toits, dans une petite pièce sentant l´iris, et que
parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre
les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs
par la fenêtre entr´ouverte. Destinée à
un usage plus spécial et plus vulgaire, cette
pièce, d´où l´on voyait pendant le jour
jusqu´au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps
de refuge pour moi, sans doute parce qu´elle était
la seule qu´il me fût permis de fermer à clef,
à toutes celles de mes occupations qui réclamaient
une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes
et la volupté.
Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les
petits écarts de régime de son mari, mon manque de
volonté, ma santé délicate,
l´incertitude qu´ils projetaient sur mon avenir,
préoccupaient ma grand´mère, au cours de ces
déambulations incessantes, de l´après-midi et
du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement
levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et
sillonnées, devenues au retour de l´âge
presque mauves comme les labours à l´automne,
barrées, si elle sortait, par une voilette à demi
relevée, et sur lesquelles, amené là par le
froid ou quelque triste pensée, était toujours en
train de sécher un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m´embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l´entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m´aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j´aimais tant, j´en arrivais à souhaiter qu´il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n´était pas encore venue. Quelquefois quand, après m´avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire «embrasse-moi une fois encore», mais je savais qu´aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu´elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m´embrasser, en m´apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m´en faire perdre le besoin, l´habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu´elle m´avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l´avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m´endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu´il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à l´improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il être?» mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma grand´tante parlant à haute voix, pour prêcher d´exemple, sur un ton qu´elle s´efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n´est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu´on est en train de dire des choses qu´elle ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand´mère, toujours heureuse d´avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma
grand´mère allait nous apporter de l´ennemi,
comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre
possible d´assaillants, et bientôt après mon
grand-père disait: «Je reconnais la voix de
Swann.» On ne le reconnaissait en effet qu´à
la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux
yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds
presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous
gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne
pas attirer les moustiques et j´allais, sans en avoir
l´air, dire qu´on apportât les sirops; ma
grand´mère attachait beaucoup d´importance,
trouvant cela plus aimable, à ce qu´ils
n´eussent pas l´air de figurer d´une
façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M.
Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était
très lié avec mon grand-père qui avait
été un des meilleurs amis de son père, homme
excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien
suffisait parfois pour interrompre les élans du cur,
changer le cours de la pensée. J´entendais plusieurs
fois par an mon grand-père raconter à table des
anecdotes toujours les mêmes sur l´attitude
qu´avait eue M. Swann le père, à la mort de
sa femme qu´il avait veillée jour et nuit. Mon
grand-père qui ne l´avait pas vu depuis longtemps
était accouru auprès de lui dans la
propriété que les Swann possédaient aux
environs de Combray, et avait réussi, pour qu´il
n´assistât pas à la mise en bière,
à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre
mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y
avait un peu de soleil. Tout d´un coup, M. Swann prenant
mon grand-père par le bras, s´était
écrié: «Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se
promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas
ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon
étang dont vous ne m´avez jamais
félicité? Vous avez l´air comme un bonnet de
nuit.
Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon
tout de même, mon cher Amédée!»
Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant
sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu
à un pareil moment se laisser aller à un mouvement
de joie, il se contenta, par un geste qui lui était
familier chaque fois qu´une question ardue se
présentait à son esprit, de passer la main sur son
front, d´essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il
ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais
pendant les deux années qu´il lui survécut,
il disait à mon grand-père: «C´est
drôle, je pense très souvent à ma pauvre
femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois.»
«Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre
père Swann», était devenu une des phrases
favorites de mon grand-père qui la prononçait
à propos des choses les plus différentes. Il
m´aurait paru que ce père de Swann était un
monstre, si mon grand-père que je considérais comme
meilleur juge et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi,
m´a souvent servi dans la suite à absoudre des
fautes que j´aurais été enclin à
condamner, ne s´était récrié:
«Mais comment? c´était un cur
d´or!»
Pendant bien des années, où pourtant, surtout
avant mon mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma
grand´tante et mes grands-parents ne
soupçonnèrent pas qu´il ne vivait plus du
tout dans la société qu´avait
fréquentée sa famille et que sous
l´espèce d´incognito que lui faisait chez nous
ce nom de Swann, ils hébergeaient,avec la parfaite
innocence d´honnêtes hôteliers qui ont chez
eux, sans le savoir, un célèbre brigand,un
des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami
préféré du comte de Paris et du prince de
Galles, un des hommes les plus choyés de la haute
société du faubourg Saint-Germain.
L´ignorance où nous étions de cette
brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment
en partie à la réserve et à la
discrétion de son caractère, mais aussi à ce
que les bourgeois d´alors se faisaient de la
société une idée un peu hindoue et la
considéraient comme composée de castes
fermées où chacun, dès sa naissance, se
trouvait placé dans le rang qu´occupaient ses
parents, et d´où rien, à moins des hasards
d´une carrière exceptionnelle ou d´un mariage
inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire
pénétrer dans une caste supérieure.
M. Swann, le père, était agent de change; le
«fils Swann» se trouvait faire partie pour toute sa
vie d´une caste où les fortunes, comme dans une
catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel
revenu. On savait quelles avaient été les
fréquentations de son père, on savait donc quelles
étaient les siennes, avec quelles personnes il
était «en situation» de frayer. S´il en
connaissait d´autres, c´étaient relations de
jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme
étaient mes parents, fermaient d´autant plus
bienveillamment les yeux qu´il continuait, depuis
qu´il était orphelin, à venir très
fidèlement nous voir; mais il y avait fort à parier
que ces gens inconnus de nous qu´il voyait, étaient
de ceux qu´il n´aurait pas osé saluer si,
étant avec nous, il les avait rencontrés. Si
l´on avait voulu à toute force appliquer à
Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre
les autres fils d´agents de situation égale à
celle de ses parents, ce coefficient eût été
pour lui un peu inférieur parce que, très simple de
façon et ayant toujours eu une «toquade»
d´objets anciens et de peinture, il demeurait maintenant
dans un vieil hôtel où il entassait ses collections
et que ma grand´mère rêvait de visiter, mais
qui était situé quai d´Orléans,
quartier que ma grand´tante trouvait infamant
d´habiter. «Etes-vous seulement connaisseur? je vous
demande cela dans votre intérêt, parce que vous
devez vous faire repasser des croûtes par les
marchands», lui disait ma grand´tante; elle ne lui
supposait en effet aucune compétence et n´avait pas
haute idée même au point de vue intellectuel
d´un homme qui dans la conversation évitait les
sujets sérieux et montrait une précision fort
prosaïque non seulement quand il nous donnait, en entrant
dans les moindres détails, des recettes de cuisine, mais
même quand les surs de ma grand´mère
parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles
à donner son avis, à exprimer son admiration pour
un tableau, il gardait un silence presque désobligeant et
se rattrapait en revanche s´il pouvait fournir sur le
musée où il se trouvait, sur la date où il
avait été peint, un renseignement matériel.
Mais d´habitude il se contentait de chercher à nous
amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait
de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous
connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre
cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits
faisaient rire ma grand´tante, mais sans qu´elle
distinguât bien si c´était à cause du
rôle ridicule que s´y donnait toujours Swann ou de
l´esprit qu´il mettait à les conter: «On
peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur
Swann!» Comme elle était la seule personne un peu
vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux
étrangers, quand on parlait de Swann, qu´il aurait
pu, s´il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue
de l´Opéra, qu´il était le fils de M.
Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions,
mais que c´était sa fantaisie.
Fantaisie qu´elle jugeait du reste devoir être si
divertissante pour les autres, qu´à Paris, quand M.
Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons
glacés, elle ne manquait pas, s´il y avait du monde,
de lui dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours
près de l´Entrepôt des vins, pour être
sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin
de Lyon?» Et elle regardait du coin de l´il,
par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si lon avait dit à ma grandmère
que ce Swann qui, en tant que fils Swann était
parfaitement «qualifié» pour être
reçu par toute la «belle bourgeoisie», par les
notaires ou les avoués les plus estimés de Paris
(privilège quil semblait laisser tomber en peu en
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute
différente; quen sortant de chez nous, à
Paris, après nous avoir dit quil rentrait se
coucher, il rebroussait chemin à peine la rue
tournée et se rendait dans tel salon que jamais
lil daucun agent ou associé dagent
ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à
ma tante quaurait pu lêtre pour une dame plus
lettrée la pensée dêtre personnellement
liée avec Aristée dont elle aurait compris
quil allait, après avoir causé avec elle,
plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire
soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le
montre reçu à bras ouverts; ou, pour sen
tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir
à lesprit, car elle lavait vue peinte sur nos
assiettes à petits fours de Combraydavoir eu
à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul,
pénétrera dans la caverne, éblouissante de
trésors insoupçonnés.
Un jour quil était venu nous voir à Paris
après dîner en sexcusant dêtre en
habit, Françoise ayant, après son départ,
dit tenir du cocher quil avait dîné
«chez une princesse»,«Oui, chez une
princesse du demi-monde!» avait répondu ma tante en
haussant les épaules sans lever les yeux de sur son
tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grandtante en usait-elle cavalièrement
avec lui. Comme elle croyait quil devait être
flatté par nos invitations, elle trouvait tout naturel
quil ne vînt pas nous voir lété
sans avoir à la main un panier de pêches ou de
framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages
dItalie il meût rapporté des
photographies de chefs-duvre.
On ne se gênait guère pour lenvoyer
quérir dès quon avait besoin dune
recette de sauce gribiche ou de salade à lananas
pour des grands dîners où on ne linvitait pas,
ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour quon
pût le servir à des étrangers qui venaient
pour la première fois. Si la conversation tombait sur les
princes de la Maison de France: «des gens que nous ne
connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons,
nest-ce pas», disait ma grandtante à
Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de
Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les
pages les soirs où la sur de ma
grandmère chantait, ayant pour manier cet être
ailleurs si recherché, la naïve brusquerie dun
enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de
précautions quavec un objet bon marché. Sans
doute le Swann que connurent à la même époque
tant de clubmen était bien différent de celui que
créait ma grandtante, quand le soir, dans le petit
jardin de Combray, après quavaient retenti les deux
coups hésitants de la clochette, elle injectait et
vivifiait de tout ce quelle savait sur la famille Swann,
lobscur et incertain personnage qui se détachait,
suivi de ma grandmère, sur un fond de
ténèbres, et quon reconnaissait à la
voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes
choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matériellement constitué, identique pour tout le
monde et dont chacun na quà aller prendre
connaissance comme dun cahier des charges ou dun
testament; notre personnalité sociale est une
création de la pensée des autres. Même
lacte si simple que nous appelons «voir une personne
que nous connaissons» est en partie un acte
intellectuel.
Nous remplissons lapparence physique de lêtre
que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et
dans laspect total que nous nous représentons, ces
notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par
gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une
adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent
si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si
celle-ci nétait quune transparente enveloppe,
que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons
cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous
écoutons. Sans doute, dans le Swann quils
sétaient constitué, mes parents avaient omis
par ignorance de faire entrer une foule de particularités
de sa vie mondaine que étaient cause que dautres
personnes, quand elles étaient en sa présence,
voyaient les élégances régner dans son
visage et sarrêter à son nez busqué
comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils
avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de
son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux
dépréciés, le vague et doux
résidu,mi-mémoire, mi-oubli,des heures
oisives passées ensemble après nos dîners
hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant
notre vie de bon voisinage campagnard. Lenveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien
bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à
ses parents, que ce Swann-là était devenu un
être complet et vivant, et que jai limpression
de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est
distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que jai
connu plus tard avec exactitude je passe à ce premier
Swann,à ce premier Swann dans lequel je retrouve les
erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui dailleurs
ressemble moins à lautre quaux personnes que
jai connues à la même époque, comme
sil en était de notre vie ainsi que dun
musée où tous les portraits dun même
temps ont un air de famille, une même
tonalitéà ce premier Swann rempli de loisir,
parfumé par lodeur du grand marronnier, des paniers
de framboises et dun brin destragon.
Pourtant un jour que ma grandmère était allée demander un service à une dame quelle avait connue au Sacré-Cur (et avec laquelle, à cause de notre conception des castes elle navait pas voulu rester en relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes». Ma grandmère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle était entrée demander quon fît un point à sa jupe quelle avait déchirée dans lescalier. Ma grandmère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le giletier était lhomme le plus distingué, le mieux quelle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose dabsolument indépendant du rang social. Elle sextasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné naurait pas mieux dit!» et en revanche, dun neveu de Mme de Villeparisis quelle avait rencontré chez elle: «Ah! ma fille, comme il est commun!»
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X..., dont le père et loncle avaient été les hommes dÉtat les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient laider à entrer par la pensée dans la vie privée dhommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté dapprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma grandtante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann: quelquun qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement. Il lui semblait quon renonçât dun coup au fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés, quavaient honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les familles prévoyantes; (ma grandtante avait même cessé de voir le fils dun notaire de nos amis parce quil avait épousé une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui dun de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons décurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le projet quavait mon grand-père dinterroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que nous lui découvrions. Dautre part les deux surs de ma grandmère, vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. Cétaient des personnes daspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables de sintéresser à ce quon appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et dune façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à légard de tout ce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif,ayant fini par comprendre son inutilité momentanée dès quà dîner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers,mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable commencement datrophie. Si alors mon grand-père avait besoin dattirer lattention des deux surs, il fallait quil eût recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à légard de certains maniaques de la distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame dun couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiâtres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit quils croient tout le monde un peu fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin dAsti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom dun tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots: «de la collection de M. Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann a «les honneurs» du Figaro?»«Mais je vous ai toujours dit quil avait beaucoup de goût», dit ma grandmère. «Naturellement toi, du moment quil sagit dêtre dun autre avis que nous», répondit ma grandtante qui, sachant que ma grandmère nétait jamais du même avis quelle, et nétant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grandmère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les surs de ma grandmère ayant manifesté lintention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma grandtante le leur déconseilla. Chaque fois quelle voyait aux autres un avantage si petit fût-il quelle navait pas, elle se persuadait que cétait non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout quon men parlât.» Elle ne sentêta pas dailleurs à persuader les surs de ma grandmère; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin lart de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle quelle passait souvent inapperçue de celui même à qui elle sadressait. Quant à ma mère elle ne pensait quà tâcher dobtenir de mon père quil consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa fille quil adorait et à cause de laquelle disait-on il avait fini par faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire quun mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui.» Mais mon père se fâchait: «Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule.»
Mais le seul dentre nous pour qui la venue de Swann
devint lobjet dune préoccupation douloureuse,
ce fut moi. Cest que les soirs où des
étrangers, ou seulement M. Swann, étaient
là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je ne
dînais pas à table, je venais après
dîner au jardin, et à neuf heures je disais bonsoir
et allais me coucher. Je dînais avant tout le monde et je
venais ensuite masseoir à table, jusquà
huit heures où il était convenu que je devais
monter; ce baiser précieux et fragile que maman me
confiait dhabitude dans mon lit au moment de
mendormir il me fallait le transporter de la salle à
manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je
me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans
que se répandît et sévaporât sa
vertu volatile et, justement ces soirs-là où
jaurais eu besoin de le recevoir avec plus de
précaution, il fallait que je le prisse, que je le
dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir
le temps et la liberté desprit nécessaires
pour porter à ce que je faisais cette attention des
maniaques qui sefforcent de ne pas penser à autre
chose pendant quils ferment une porte, pour pouvoir, quand
lincertitude maladive leur revient, lui opposer
victorieusement le souvenir du moment où ils lont
fermée. Nous étions tous au jardin quand
retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On
savait que cétait Swann; néanmoins tout le
monde se regarda dun air interrogateur et on envoya ma
grandmère en reconnaissance. «Pensez à
le remercier intelligiblement de son vin, vous savez quil
est délicieux et la caisse est énorme, recommanda
mon grand-père à ses deux
belles-surs.» «Ne commencez pas à
chuchoter, dit ma grandtante.
Comme cest confortable darriver dans une maison
où tout le monde parle bas.» «Ah! voilà
M. Swann. Nous allons lui demander sil croit quil
fera beau demain», dit mon père. Ma mère
pensait quun mot delle effacerait toute la peine que
dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son
mariage. Elle trouva le moyen de lemmener un peu à
lécart. Mais je la suivis; je ne pouvais me
décider à la quitter dun pas en pensant que
tout à lheure il faudrait que je la laisse dans la
salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans
avoir comme les autres soirs la consolation quelle
vînt membrasser.
«Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu
de votre fille; je suis sûre quelle a
déjà le goût des belles uvres comme son
papa.» «Mais venez donc vous asseoir avec nous tous
sous la véranda», dit mon grand-père en
sapprochant. Ma mère fut obligée de
sinterrompre, mais elle tira de cette contrainte même
une pensée délicate de plus, comme les bons
poètes que la tyrannie de la rime force à trouver
leurs plus grandes beautés: «Nous reparlerons
delle quand nous serons tous les deux, dit-elle à
mi-voix à Swann. Il ny a quune maman qui soit
digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait
de mon avis.» Nous nous assîmes tous autour de la
table de fer. Jaurais voulu ne pas penser aux heures
dangoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre
sans pouvoir mendormir; je tâchais de me persuader
quelles navaient aucune importance, puisque je les
aurais oubliées demain matin, de mattacher à
des idées davenir qui auraient dû me conduire
comme sur un pont au delà de labîme prochain
qui meffrayait. Mais mon esprit tendu par ma
préoccupation, rendu convexe comme le regard que je
dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer
par aucune impression étrangère. Les pensées
entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors
tout élément de beauté ou simplement de
drôlerie qui meût touché ou distrait.
Comme un malade, grâce à un anesthésique,
assiste avec une pleine lucidité à
lopération quon pratique sur lui, mais sans
rien sentir, je pouvais me réciter des vers que
jaimais ou observer les efforts que mon grand-père
faisait pour parler à Swann du duc
dAudiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent
éprouver aucune émotion, les seconds aucune
gaîté. Ces efforts furent infructueux. A peine mon
grand-père eut-il posé à Swann une question
relative à cet orateur quune des surs de ma
grandmère aux oreilles de qui cette question
résonna comme un silence profond mais intempestif et
quil était poli de rompre, interpella lautre:
«Imagine-toi, Céline, que jai fait la
connaissance dune jeune institutrice suédoise qui
ma donné sur les coopératives dans les pays
scandinaves des détails tout ce quil y a de plus
intéressants. Il faudra quelle vienne dîner
ici un soir.» «Je crois bien! répondit sa
sur Flora, mais je nai pas perdu mon temps non plus.
Jai rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui
connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a
expliqué dans le plus grand détail comment il
sy prend pour composer un rôle. Cest tout ce
quil y a de plus intéressant. Cest un voisin
de M. Vinteuil, je nen savais rien; et il est très
aimable.» «Il ny a pas que M.
Vinteuil qui ait des voisins aimables»,
sécria ma tante Céline dune voix que la
timidité rendait forte et la préméditation,
factice, tout en jetant sur Swann ce quelle appelait un
regard significatif. En même temps ma tante Flora qui avait
compris que cette phrase était le remerciement de
Céline pour le vin dAsti, regardait également
Swann avec un air mêlé de congratulation et
dironie, soit simplement pour souligner le trait
desprit da sa sur, soit quelle enviât
Swann de lavoir inspiré, soit quelle ne
pût sempêcher de se moquer de lui parce
quelle le croyait sur la sellette. «Je crois
quon pourra réussir à avoir ce monsieur
à dîner, continua Flora; quand on le met sur Maubant
ou sur Mme Materna, il parle des heures sans
sarrêter.» «Ce doit être
délicieux», soupira mon grand-père dans
lesprit de qui la nature avait malheureusement aussi
complètement omis dinclure la possibilité de
sintéresser passionnément aux
coopératives suédoises ou à la composition
des rôles de Maubant, quelle avait oublié de
fournir celui des surs de ma grandmère du
petit grain de sel quil faut ajouter soi-même pour y
trouver quelque saveur, à un récit sur la vie
intime de Molé ou du comte de Paris. «Tenez, dit
Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a
plus de rapports que cela nen a lair avec ce que vous
me demandiez, car sur certains points les choses nont pas
énormément changé. Je relisais ce matin dans
Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé.
Cest dans le volume sur son ambassade dEspagne; ce
nest pas un des meilleurs, ce nest guère
quun journal, mais du moins un journal merveilleusement
écrit, ce qui fait déjà une première
différence avec les assommants journaux que nous nous
croyons obligés de lire matin et soir.» «Je ne
suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des
journaux me semble fort agréable...», interrompit ma
tante Flora, pour montrer quelle avait lu la phrase sur le
Corot de Swann dans le Figaro. «Quand ils parlent de choses
ou de gens qui nous intéressent!» enchérit ma
tante Céline. «Je ne dis pas non, répondit
Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux
cest de nous faire faire attention tous les jours à
des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre
fois dans notre vie les livres où il y a des choses
essentielles. Du moment que nous déchirons
fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on
devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne
sais pas, les...Pensées de Pascal! (il détacha ce
mot dun ton demphase ironique pour ne pas avoir
lair pédant). Et cest dans le volume
doré sur tranches que nous nouvrons quune fois
tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les
choses mondaines ce dédain quaffectent certains
hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce
est allée à Cannes ou que la princesse de
Léon a donné un bal costumé. Comme cela la
juste proportion serait rétablie.» Mais regrettant
de sêtre laissé aller à parler
même légèrement de choses sérieuses:
«Nous avons une bien belle conversation, dit-il
ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces
«sommets», et se tournant vers mon grand-père:
«Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu
laudace de tendre la main à ses fils. Vous savez,
cest ce Maulevrier dont il dit: «Jamais je ne vis
dans cette épaisse bouteille que de lhumeur, de la
grossièreté et des sottises.»
«Épaisses ou non, je connais des bouteilles
où il y a tout autre chose», dit vivement Flora, qui
tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le
présent de vin dAsti sadressait aux deux.
Céline se mit à rire. Swann interloqué
reprit: «Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau,
écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes
enfants.
Je men aperçus assez tôt pour len
empêcher.» Mon grand-père sextasiait
déjà sur «ignorance ou panneau», mais
Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon,un
littérateur,avait empêché
lanesthésie complète des facultés
auditives, sindignait déjà: «Comment?
vous admirez cela? Eh bien! cest du joli! Mais
quest-ce que cela peut vouloir dire; est-ce quun
homme nest pas autant quun autre?
Quest-ce que cela peut faire quil soit duc ou cocher
sil a de lintelligence et du cur? Il avait une
belle manière délever ses enfants, votre
Saint-Simon, sil ne leur disait pas de donner la main
à tous les honnêtes gens. Mais cest
abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela?» Et
mon grand-père navré, sentant
limpossibilité, devant cette obstruction, de
chercher à faire raconter à Swann, les histoires
qui leussent amusé disait à voix basse
à maman: «Rappelle-moi donc le vers que tu mas
appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah!
oui: «Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr!"
Ah! comme cest bien!»
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand
on serait à table, on ne me permettrait pas de rester
pendant toute la durée du dîner et que pour ne pas
contrarier mon père, maman ne me laisserait pas
lembrasser à plusieurs reprises devant le monde,
comme si çavait été dans ma chambre.
Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant
quon commencerait à dîner et que je sentirais
approcher lheure, de faire davance de ce baiser qui
serait si court et furtif, tout ce que jen pouvais faire
seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que
jembrasserais, de préparer ma pensée pour
pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser
consacrer toute la minute que maccorderait maman à
sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne
peut obtenir que de courtes séances de pose,
prépare sa palette, et a fait davance de souvenir,
daprès ses notes, tout ce pour quoi il pouvait
à la rigueur se passer de la présence du
modèle. Mais voici quavant que le dîner
fût sonné mon grand-père eut la
férocité inconsciente de dire: «Le petit a
lair fatigué, il devrait monter se coucher. On
dîne tard du reste ce soir.» Et mon père, qui
ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma
grandmère et que ma mère la foi des
traités, dit: «Oui, allons, vas te coucher.»
Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la
cloche du dîner.
«Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous
êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont
ridicules. Allons, monte!» Et il me fallut partir sans
viatique; il me fallut monter chaque marche de lescalier,
comme dit lexpression populaire, à
«contre-cur», montant contre mon cur qui
voulait retourner près de ma mère parce
quelle ne lui avait pas, en membrassant, donné
licence de me suivre. Cet escalier détesté
où je mengageais toujours si tristement, exhalait
une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé,
fixé, cette sorte particulière de chagrin que je
ressentais chaque soir et la rendait peut-être plus cruelle
encore pour ma sensibilité parce que sous cette forme
olfactive mon intelligence nen pouvait plus prendre sa
part. Quand nous dormons et quune rage de dents nest
encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous
nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de
leau ou que comme un vers de Molière que nous nous
répétons sans arrêter, cest un grand
soulagement de nous réveiller et que notre intelligence
puisse débarrasser lidée de rage de dents, de
tout déguisement héroïque ou cadencé.
Cest linverse de ce soulagement que
jéprouvais quand mon chagrin de monter dans ma
chambre entrait en moi dune façon infiniment plus
rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse
et brusque, par linhalation,beaucoup plus toxique que
la pénétration morale,de lodeur de
vernis particulière à cet escalier. Une fois dans
ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les
volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes
couvertures, revêtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais
avant de mensevelir dans le lit de fer quon avait
ajouté dans la chambre parce que javais trop chaud
lété sous les courtines de reps du grand lit,
jeus un mouvement de révolte, je voulus essayer
dune ruse de condamné. Jécrivis
à ma mère en la suppliant de monter pour une chose
grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi
était que Françoise, la cuisinière de ma
tante qui était chargée de soccuper de moi
quand jétais à Combray, refusât de
porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission
à ma mère quand il y avait du monde lui
paraîtrait aussi impossible que pour le portier dun
théâtre de remettre une lettre à un acteur
pendant quil est en scène. Elle possédait
à légard des choses qui peuvent ou ne peuvent
pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et
intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce
qui lui donnait lapparence de ces lois antiques qui,
à côté de prescriptions féroces comme
de massacrer les enfants à la mamelle, défendent
avec une délicatesse exagérée de faire
bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger
dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si lon en
jugeait par lentêtement soudain quelle mettait
à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui
donnions, semblait avoir prévu des complexités
sociales et des raffinements mondains tels que rien dans
lentourage de Françoise et dans sa vie de domestique
de village navait pu les lui suggérer; et lon
était obligé de se dire quil y avait en elle
un passé français très ancien, noble et mal
compris, comme dans ces cités manufacturières
où de vieux hôtels témoignent quil y
eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers dune
usine de produits chimiques travaillent au milieu de
délicates sculptures qui représentent le miracle de
saint Théophile ou les quatre fils Aymon.
Dans le cas particulier, larticle du code à cause
duquel il était peu probable que sauf le cas
dincendie Françoise allât déranger
maman en présence de M. Swann pour un aussi petit
personnage que moi, exprimait simplement le respect quelle
professait non seulement pour les parents,comme pour les
morts, les prêtres et les rois,mais encore pour
létranger à qui on donne
lhospitalité, respect qui maurait
peut-être touché dans un livre mais qui
mirritait toujours dans sa bouche, à cause du ton
grave et attendri quelle prenait pour en parler, et
davantage ce soir où le caractère sacré
quelle conférait au dîner avait pour effet
quelle refuserait den troubler la
cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon
côté, je nhésitai pas à mentir
et à lui dire que ce nétait pas du tout moi
qui avais voulu écrire à maman, mais que
cétait maman qui, en me quittant, mavait
recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une
réponse relativement à un objet quelle
mavait prié de chercher; et elle serait certainement
très fâchée si on ne lui remettait pas ce
mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les
hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que
les nôtres, elle discernait immédiatement, à
des signes insaisissables pour nous, toute vérité
que nous voulions lui cacher; elle regarda pendant cinq minutes
lenveloppe comme si lexamen du papier et
laspect de lécriture allaient la renseigner
sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article
de son code elle devait se référer. Puis elle
sortit dun air résigné qui semblait
signifier: «Cest-il pas malheureux pour des parents
davoir un enfant pareil!» Elle revint au bout
dun moment me dire quon nen était encore
quà la glace, quil était impossible au
maître dhôtel de remettre la lettre en ce
moment devant tout le monde, mais que, quand on serait aux
rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à
maman. Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant
ce nétait plus comme tout à lheure pour
jusquà demain que javais quitté ma
mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans
doute (et doublement parce que ce manège me rendrait
ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible
et ravi dans la même pièce quelle, allait lui
parler de moi à loreille; puisque cette salle
à manger interdite, hostile, où, il y avait un
instant encore, la glace elle-mêmele
«granité»et les rince-bouche me
semblaient recéler des plaisirs malfaisants et
mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de
moi, souvrait à moi et, comme un fruit devenu doux
qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter
jusquà mon cur enivré lattention
de maman tandis quelle lirait mes lignes. Maintenant je
nétais plus séparé delle; les
barrières étaient tombées, un fil
délicieux nous réunissait. Et puis, ce
nétait pas tout: maman allait sans doute venir!
Langoisse que je venais déprouver, je pensais que Swann sen serait bien moqué sil avait lu ma lettre et en avait deviné le but; or, au contraire, comme je lai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être, naurait pu me comprendre; lui, cette angoisse quil y a à sentir lêtre quon aime dans un lieu de plaisir où lon nest pas, où lon ne peut pas le rejoindre, cest lamour qui la lui a fait connaître, lamour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant quil ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en lattendant, vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour dun sentiment, le lendemain dun autre, tantôt de la tendresse filiale ou de lamitié pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann lavait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à lhôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose durgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien nest plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous lenvoyer avant cinq minutes. Que nous laimonscomme en ce moment jaimais Françoise, lintermédiaire bien intentionné qui dun mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici quun des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous lavons créé presque: le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas être dune essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque lami bienveillant nous a dit: «Mais elle sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que pe sennuyer là-haut.» Hélas! Swann en avait fait lexpérience, les bonnes intentions dun tiers sont sans pouvoir sur une femme qui sirrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelquun quelle naime pas. Souvent, lami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour
mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la
recherche dont elle était censée mavoir
prié de lui dire le résultat ne fût pas
démentie) me fit dire par Françoise ces mots:
«Il ny a pas de réponse» que depuis
jai si souvent entendu des concierges de
«palaces» ou des valets de pied de tripots, rapporter
à quelque pauvre fille qui sétonne:
«Comment, il na rien dit, mais cest impossible!
Vous avez pourtant bien remis ma lettre.
Cest bien, je vais attendre encore.» Etde
même quelle assure invariablement navoir pas
besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer
pour elle, et reste là, nentendant plus que les
rares propos sur le temps quil fait échanger entre
le concierge et un chasseur quil envoie tout dun coup
en sapercevant de lheure, faire rafraîchir dans
la glace la boisson dun client,ayant
décliné loffre de Françoise de me
faire de la tisane ou de rester auprès de moi, je la
laissai retourner à loffice, je me couchai et je
fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de
mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout
de quelques secondes, je sentis quen écrivant ce mot
à maman, en mapprochant, au risque de la
fâcher, si près delle que javais cru
toucher le moment de la revoir, je métais
barré la possibilité de mendormir sans
lavoir revue, et les battements de mon cur, de minute
en minute devenaient plus douloureux parce que jaugmentais
mon agitation en me prêchant un calme qui était
lacceptation de mon infortune. Tout à coup mon
anxiété tomba, une félicité
menvahit comme quand un médicament puissant commence
à agir et nous enlève une douleur: je venais de
prendre la résolution de ne plus essayer de
mendormir sans avoir revu maman, de lembrasser
coûte que coûte, bien que ce fût avec la
certitude dêtre ensuite fâché pour
longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme
qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans un
allégresse extraordinaire, non moins que lattente,
la soif et la peur du danger. Jouvris la fenêtre sans
bruit et massis au pied de mon lit; je ne faisais presque
aucun mouvement afin quon ne mentendît pas
den bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi,
figées en une muette attention à ne pas troubler le
clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par
lextension devant elle de son reflet, plus dense et concret
quelle-même, avait à la fois aminci et agrandi
le paysage comme un plan replié jusque-là,
quon développe. Ce qui avait besoin de bouger,
quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement
minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres
nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait
pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait
circonscrit. Exposés sur ce silence qui nen
absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux
qui devaient venir de jardins situés à lautre
bout de la ville, se percevaient détaillés avec un
tel «fini» quils semblaient ne devoir cet effet
de lointain quà leur pianissimo, comme ces motifs en
sourdine si bien exécutés par lorchestre du
Conservatoire que quoiquon nen perde pas une note on
croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que
tous les vieux abonnés,les surs de ma
grandmère aussi quand Swann leur avait donné
ses places,tendaient loreille comme sils
avaient écouté les progrès lointains
dune armée en marche qui naurait pas encore
tourné la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de
tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents,
les conséquences les plus graves, bien plus graves en
vérité quun étranger naurait pu
le supposer, de celles quil aurait cru que pouvaient
produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans
léducation quon me donnait, lordre des
fautes nétait pas le même que dans
léducation des autres enfants et on mavait
habitué à placer avant toutes les autres (parce que
sans doute il ny en avait pas contre lesquelles
jeusse besoin dêtre plus soigneusement
gardé) celles dont je comprends maintenant que leur
caractère commun est quon y tombe en cédant
à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne
prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas cette
origine qui aurait pu me faire croire que jétais
excusable dy succomber ou même peut-être
incapable dy résister. Mais je les reconnaissais
bien à langoisse qui les précédait
comme à la rigueur du châtiment qui les suivait; et
je savais que celle que je venais de commettre était de la
même famille que dautres pour lesquelles javais
été sévèrement puni, quoique
infiniment plus grave. Quand jirais me mettre sur le chemin
de ma mère au moment où elle monterait se coucher,
et quelle verrait que jétais resté
levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me
laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au
collège le lendemain, cétait certain. Eh
bien!
dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes
après, jaimais encore mieux cela. Ce que je voulais
maintenant cétait maman, cétait lui
dire bonsoir, jétais allé trop loin dans la
voie qui menait à la réalisation de ce désir
pour pouvoir rebrousser chemin.
Jentendis les pas de mes parents qui accompagnaient
Swann; et quand le grelot de la porte meut averti
quil venait de partir, jallai à la
fenêtre. Maman demandait à mon père sil
avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait
repris de la glace au café et à la pistache.
«Je lai trouvée bien quelconque, dit ma
mère; je crois que la prochaine fois il faudra essayer
dun autre parfum.» «Je ne peux pas dire comme
je trouve que Swann change, dit ma grandtante, il est
dun vieux!» Ma grandtante avait tellement
lhabitude de voir toujours en Swann un même
adolescent, quelle sétonnait de le trouver
tout à coup moins jeune que lâge quelle
continuait à lui donner. Et mes parents du reste
commençaient à lui trouver cette vieillesse
anormale, excessive, honteuse et méritée des
célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand
jour qui na pas de lendemain soit plus long que pour les
autres, parce que pour eux il est vide et que les moments
sy additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite
entre des enfants. «Je crois quil a beaucoup de
soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray
avec un certain monsieur de Charlus. Cest la fable de la
ville.» Ma mère fit remarquer quil avait
pourtant lair bien moins triste depuis quelque temps.
«Il fait aussi moins souvent ce geste quil a tout
à fait comme son père de sessuyer les yeux et
de se passer la main sur le front.
Moi je crois quau fond il naime plus cette
femme.» «Mais naturellement il ne laime plus,
répondit mon grand-père. Jai reçu de
lui il y a déjà longtemps une lettre à ce
sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas me
conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments au
moins damour, pour sa femme. Hé bien! vous voyez,
vous ne lavez pas remercié pour lAsti»,
ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux
belles-surs. «Comment, nous ne lavons pas
remercié? je crois, entre nous, que je lui ai même
tourné cela assez délicatement», repondit ma
tante Flora. «Oui, tu as très bien arrangé
cela: je tai admirée», dit ma tante
Céline. «Mais toi tu as été
très bien aussi.» «Oui jétais
assez fière de ma phrase sur les voisins aimables.»
«Comment, cest cela que vous appelez remercier!
sécria mon grand-père. Jai bien entendu
cela, mais du diable si jai cru que cétait
pour Swann. Vous pouvez être sûres quil
na rien compris.» «Mais voyons, Swann
nest pas bête, je suis certaine quil a
apprécié.
Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et
le prix du vin!» Mon père et ma mère
restèrent seuls, et sassirent un instant; puis mon
père dit: «Hé bien! si tu veux, nous allons
monter nous coucher.» «Si tu veux, mon ami, bien que
je naie pas lombre de sommeil; ce nest pas
cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir
si éveillée; mais japerçois de la
lumière dans loffice et puisque la pauvre
Françoise ma attendue, je vais lui demander de
dégrafer mon corsage pendant que tu vas te
déshabiller.» Et ma mère ouvrit la porte
treillagée du vestibule qui donnait sur
lescalier.
Bientôt, je lentendis qui montait fermer sa
fenêtre. Jallai sans bruit dans le couloir; mon
cur battait si fort que javais de la peine à
avancer, mais du moins il ne battait plus
danxiété, mais dépouvante et de
joie. Je vis dans la cage de lescalier la lumière
projetée par la bougie de maman. Puis je la vis
elle-même; je mélançai. A la
première seconde, elle me regarda avec étonnement,
ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa
figure prit une expression de colère, elle ne me disait
même pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne
madressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman
mavait dit un mot, çaurait été
admettre quon pouvait me reparler et dailleurs cela
peut-être meût paru plus terrible encore, comme
un signe que devant la gravité du châtiment qui
allait se préparer, le silence, la brouille, eussent
été puérils. Une parole ceût
été le calme avec lequel on répond à
un domestique quand on vient de décider de le renvoyer; le
baiser quon donne à un fils quon envoie
sengager alors quon le lui aurait refusé si on
devait se contenter dêtre fâché deux
jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du
cabinet de toilette où il était allé se
déshabiller et pour éviter la scène
quil me ferait, elle me dit dune voix
entrecoupée par la colère: «Sauve-toi,
sauve-toi, quau moins ton père ne tait vu
ainsi attendant comme un fou!» Mais je lui
répétais: «Viens me dire bonsoir»,
terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon
père sélevait déjà sur le mur,
mais aussi usant de son approche comme dun moyen de
chantage et espérant que maman, pour éviter que mon
père me trouvât encore là si elle continuait
à refuser, allait me dire: «Rentre dans ta chambre,
je vais venir.» Il était trop tard, mon père
était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots
que personne nentendit: «Je suis perdu!»
Il nen fut pas ainsi. Mon père me refusait
constamment des permissions qui mavaient été
consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma
mére et ma grandmère parce quil ne se
souciait pas des «principes» et quil ny
avait pas avec lui de «Droit des gens».
Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il
me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si
consacrée, quon ne pouvait men priver sans
parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps
avant lheure rituelle, il me disait: «Allons, monte
te coucher, pas dexplication!» Mais aussi, parce
quil navait pas de principes (dans le sens de ma
grandmère), il navait pas à proprement
parler dintransigeance. Il me regarda un instant dun
air étonné et fâché, puis dès
que maman lui eut expliqué en quelques mots
embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit:
«Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu
nas pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi
je nai besoin de rien.» «Mais, mon ami,
répondit timidement ma mère, que jaie envie
ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut
pas habituer cet enfant...» «Mais il ne sagit
pas dhabituer, dit mon père en haussant les
épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a
lair désolé, cet enfant; voyons, nous ne
sommes pas des bourreaux! Quand tu lauras rendu malade, tu
seras bien avancée! Puisquil y a deux lits dans sa
chambre, dis donc à Françoise de te préparer
le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui.
Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais
me coucher.»
On ne pouvait pas remercier mon père; on leût agacé par ce quil appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de lInde violet et rose quil nouait autour de sa tête depuis quil avait des névralgies, avec le geste dAbraham dans la gravure daprès Benozzo Gozzoli que mavait donnée M. Swann, disant à Sarah quelle a à se départir du côté dÏsaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de lescalier, où je vis monter le reflet de sa bougie nexiste plus depuis longtemps. En moi aussie bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je naurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête loreille, les sanglots que jeus la force de contenir devant mon père et qui néclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils nont jamais cessé; et cest seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour quon les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre; au moment
où je venais de commettre une faute telle que je
mattendais à être obligé de quitter la
maison, mes parents maccordaient plus que je neusse
jamais obtenu deux comme récompense dune belle
action. Même à lheure où elle se
manifestait par cette grâce, la conduite de mon père
à mon égard gardait ce quelque chose
darbitraire et dimmérité qui la
caractérisait et qui tenait â ce que
généralement elle résultait plutôt de
convenances fortuites que dun plan
prémédité. Peut-être même que ce
que jappelais sa sévérité, quand il
menvoyait me coucher, méritait moins ce nom que
celle de ma mère ou ma grandmère, car sa
nature, plus différente en certains points de la mienne
que nétait la leur, navait probablement pas
deviné jusquici combien jétais
malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma
grandmère savaient bien; mais elles maimaient
assez pour ne pas consentir à mépargner de la
souffrance, elles voulaient mapprendre à la dominer
afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma
volonté. Pour mon père, dont laffection pour
moi était dune autre sorte, je ne sais pas sil
aurait eu ce courage: pour une fois où il venait de
comprendre que javais du chagrin, il avait dit à ma
mère: «Va donc le consoler.» Maman resta cette
nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter
daucun remords ces heures si différentes de ce que
javais eu le droit despérer, quand
Françoise, comprenant quil se passait quelque chose
dextraordinaire en voyant maman assise près de moi,
qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui
demanda: «Mais Madame, qua donc Monsieur à
pleurer ainsi?» maman lui répondit: «Mais il
ne sait pas lui-même, Françoise, il est
énervé; préparez-moi vite le grand lit et
montez vous coucher.» Ainsi, pour la première fois,
ma tristesse nétait plus considérée
comme une faute punissable mais comme un mal involontaire
quon venait de reconnaître officiellement, comme un
état nerveux dont je nétais pas responsable;
javais le soulagement de navoir plus à
mêler de scrupules à lamertume de mes larmes,
je pouvais pleurer sans péché. Je
nétais pas non plus médiocrement fier
vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses
humaines, qui, une heure après que maman avait
refusé de monter dans ma chambre et mavait fait
dédaigneusement répondre que je devrais dormir,
mélevait à la dignité de grande
personne et mavait fait atteindre tout dun coup
à une sorte de puberté du chagrin,
démancipation des larmes. Jaurais dû
être heureux: je ne létais pas. Il me semblait
que ma mère venait de me faire une première
concession qui devait lui être douloureuse, que
cétait une première abdication de sa part
devant lidéal quelle avait conçu pour
moi, et que pour la première fois, elle, si courageuse,
savouait vaincue. Il me semblait que si je venais de
remporter une victoire cétait contre elle, que
javais réussi comme auraient pu faire la maladie,
des chagrins, ou lâge, à détendre sa
volonté, à faire fléchir sa raison et que
cette soirée commençait une ère, resterait
comme une triste date. Si javais osé maintenant,
jaurais dit à maman: «Non je ne veux pas, ne
couche pas ici.» Mais je connaissais la sagesse pratique,
réaliste comme on dirait aujourdhui, qui
tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de
ma grandmère, et je savais que, maintenant que le
mal était fait, elle aimerait mieux men laisser du
moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger
mon père. Certes, le beau visage de ma mère
brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me
tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter
mes larmes; mais justement il me semblait que cela naurait
pas dû être, sa colère eût moins triste
pour moi que cette douceur nouvelle que navait pas connue
mon enfance; il me semblait que je venais dune main impie
et secrète de tracer dans son âme une
premiére ride et dy faire apparaître un
premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots
et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à
aucun attendrissement avec moi, être tout dun coup
gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de
pleurer. Comme elle sentit que je men étais
aperçu, elle me dit en riant: «Voilà mon
petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi
bêtasse que lui, pour peu que cela continue.
Voyons, puisque tu nas pas sommeil ni ta maman non plus,
ne restons pas à nous énerver, faisons quelque
chose, prenons un de tes livres.» Mais je nen avais
pas là. «Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je
sortais déjà les livres que ta
grandmère doit te donner pour ta fête? Pense
bien: tu ne seras pas déçu de ne rien avoir
après-demain?» Jétais au contraire
enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont
je ne pus deviner, à travers le papier qui les
enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce
premier aspect, pourtant sommaire et voilé,
éclipsaient déjà la boîte à
couleurs du Jour de lAn et les vers à soie de
lan dernier. Cétait la Mare au Diable,
François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres
Sonneurs. Ma grandmère, ai-je su depuis, avait
dabord choisi les poésies de Musset, un volume de
Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures futiles
aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles
ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent
sur lesprit même dun enfant une influence plus
dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et
le vent du large.
Mais mon père layant presque traitée de
folle en apprenant les livres quelle voulait me donner,
elle était retournée elle-même à
Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de
ne pas avoir mon cadeau (cétait un jour
brûlant et elle était rentrée si souffrante
que le médecin avait averti ma mère de ne pas la
laisser se fatiguer ainsi) et elle sétait rabattue
sur les quatre romans champêtres de George Sand. «Ma
fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me
décider à donner à cet enfant quelque chose
de mal écrit.»
En réalité, elle ne se résignait jamais
à rien acheter dont on ne pût tirer un profit
intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles
choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs
que dans les satisfactions du bien-être et de la
vanité. Même quand elle avait à faire
à quelquun un cadeau dit utile, quand elle avait
à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les
cherchait «anciens», comme si leur longue
désuétude ayant effacé leur caractère
dutilité, ils paraissaient plutôt
disposés pour nous raconter la vie des hommes
dautrefois que pour servir aux besoins de la nôtre.
Elle eût aimé que jeusse dans ma chambre des
photographies des monuments ou des paysages les plus beaaux. Mais
au moment den faire lemplette, et bien que la chose
représentée eût une valeur esthétique,
elle trouvait que la vulgarité, lutilité
reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de
représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et
sinon déliminer entièrement la
banalité commerciale, du moins de la réduire,
dy substituer pour la plus grande partie de lart
encore, dy introduire comme plusieures
«épaisseurs» dart: au lieu de
photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes
Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait
auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas
représentés, et préférait me donner
des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot,
des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du
Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré
dart de plus.
Mais si le photographe avait été
écarté de la représentation du
chef-duvre ou de la nature et remplacé par un
grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette
interprétation même.
Arrivée à léchéance de la
vulgarité, ma grandmère tâchait de la
reculer encore. Elle demandait à Swann si
luvre navait pas été
gravée, préférant, quand cétait
possible, des gravures anciennes et ayant encore un
intérêt au delà delles-mêmes, par
exemple celles qui représentent un chef-duvre
dans un état où nous ne pouvons plus le voir
aujourdhui (comme la gravure de la Cène de
Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut
dire que les résultats de cette manière de
comprendre lart de faire un cadeau ne furent pas toujours
très brillants. Lidée que je pris de Venise
daprès un dessin du Titien qui est censé
avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup
moins exacte que celle que meussent donnée de
simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte
à la maison, quand ma grandtante voulait dresser un
réquisitoire contre ma grandmère, des
fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés ou
à de vieux époux, qui, à la première
tentative quon avait faite pour sen servir,
sétaient immédiatement effondrés sous
le poids dun des destinataires. Mais ma
grandmère aurait cru mesquin de trop soccuper
de la solidité dune boiserie où se
distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une
belle imagination du passé.
Même ce qui dans ces meubles répondait à un
besoin, comme cétait dune façon
à laquelle nous ne sommes plus habitués, la
charmait comme les vieilles manières de dire où
nous voyons une métaphore, effacée, dans notre
moderne langage, par lusure de lhabitude. Or,
justement, les romans champêtres de George Sand
quelle me donnait pour ma fête, étaient pleins
ainsi quun mobilier ancien, dexpressions
tombées en désuétude et redevenues
imagées, comme on nen trouve plus quà
la campagne. Et ma grandmère les avait
achetés de préférence à dautres
comme elle eût loué plus volontiers une
propriété où il y aurait eu un pigeonnier
gothique ou quelquune de ces vieilles choses qui exercent
sur lesprit une heureuse influence en lui donnant la
nostalgie dimpossibles voyages dans le temps.
Maman sassit à côté de mon lit; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je navais jamais lu encore de vrais romans. Javais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose dindéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou lattendrissement, certaines façons de dire qui éveillent linquiétude et la mélancolie, et quun lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simplesà moi qui considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, nayant de raison dexister quen soi,une émanation troublante de lessence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ce choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. Laction sengagea; elle me parut dautant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit, sajoutait, quand cétait maman qui me lisait à haute voix, quelle passait toutes les scènes damour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans lattitude respective de la meunière et de lenfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès dun amour naissant me paraissaient empreints dun profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de «Champi» qui mettait sur lenfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle cétait aussi, pour les ouvrages où elle trouvait laccent dun sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de linterprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand cétaient des êtres et non des uvres dart qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, cétait touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, danniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grandmère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant dy être reçu, elle fournsissait toute la tendresse naturelle, toute lample douceur quelles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton quil faut, laccent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots nindiquent pas; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à limparfait et au passé défini la douceur quil y a dans la bonté, la mélancolie quil y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit oû javais ma mère auprès de moi. Je savais quune telle nuit ne pourrait se renouveler; que le plus grand désir que jeusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vu de tous, pour que laccomplissement quon lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus; puis demain soir était encore lointain; je me disais que jaurais le temps daviser, bien que ce temps-là ne pût mapporter aucun pouvoir de plus, quil sagissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables lintervalle qui les séparait encore de moi.
...
Cest ainsi que, pendant longtemps, quand,
réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je
nen revis jamais que cette sorte de pan lumineux,
découpé au milieu dindistinctes
ténèbres, pareil à ceux que
lembrasement dun feu de bengale ou quelque projection
électrique éclairent et sectionnent dans un
édifice dont les autres parties restent plongées
dans la nuit: à la base assez large, le petit salon, la
salle à manger, lamorce de lallée
obscure par où arriverait M.
Swann, lauteur inconscient de mes tristesses, le vestibule
où je macheminais vers la première marche de
lescalier, si cruel à monter, qui constituait
à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide
irrégulière; et, au faîte, ma chambre
à coucher avec le petit couloir à porte
vitrée pour lentrée de maman; en un mot,
toujours vu à la même heure, isolé de tout ce
quil pouvait y avoir autour, se détachant seul sur
lobscurité, le décor strictement
nécessaire (comme celui quon voit indiqué en
tête des vieilles pièces pour les
représentations en province), au drame de mon
déshabillage; comme si Combray navait
consisté quen deux étages reliés par
un mince escalier, et comme sil ny avait jamais
été que sept heures du soir.
A vrai dire, jaurais pu répondre à qui
meût interrogé que Combray comprenait encore
autre chose et existait à dautres heures. Mais comme
ce que je men serais rappelé meût
été fourni seulement par la mémoire
volontaire, la mémoire de lintelligence, et comme
les renseignements quelle donne sur le passé ne
conservent rien de lui, je naurais jamais eu envie de
songer à ce reste de Combray. Tout cela était en
réalité mort pour moi.
Mort à jamais? Cétait possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas dattendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusquau jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de larbre, entrer en possession de lobjet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, lenchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. Cest peine perdue que nous cherchions à lévoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de
Combray, tout ce qui nétait pas le
théâtre et la drame de mon coucher, nexistait
plus pour moi, quand un jour dhiver, comme je rentrais
à la maison, ma mère, voyant que javais
froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un
peu de thé. Je refusai dabord et, je ne sais
pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces
gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines
qui semblaent avoir été moulés dans la valve
rainurée dune coquille de Saint-Jacques. Et
bientôt, machinalement, accablé par la morne
journée et la perspective dun triste lendemain, je
portai à mes lèvres une cuillerée du
thé où javais laissé samollir un
morceau de madeleine. Mais à linstant même
où la gorgée mêlée des miettes du
gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à
ce qui se passait dextraordinaire en moi. Un plaisir
délicieux mavait envahi, isolé, sans la
notion de sa cause.
Il mavait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie
indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon
quopère lamour, en me remplissant dune
essence précieuse: ou plutôt cette essence
nétait pas en moi, elle était moi.
Javais cessé de me sentire médiocre,
contingent, mortel. Doù avait pu me venir cette
puissante joie? Je sentais qelle était liée
au goût du thé et du gâteau, mais quelle
le dépassait infiniment, ne devait pas être de
même nature. Doù venait-elle? Que
signifiait-elle? Où lappréhender?
Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de
plus que dans la première, une troisième qui
mapporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je
marrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est
clair que la vérité que je cherche nest pas
en lui, mais en moi.
Il ly a éveillée, mais ne la connaît
pas, et ne peut que répéter indéfiniment,
avec de moins en moins de force, ce même témoignage
que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins
pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma
disposition, tout à lheure, pour un
éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me
tourne vers mon esprit. Cest à lui de trouver la
vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les
fois que lesprit se sent dépassé par
lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le
pays obscur où il doit chercher et où tout son
bagage ne lui sera de rien. Chercher?
pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui
nest pas encore et que seul il peut réaliser, puis
faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui napportait aucune preuve logique, mais levidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres sévanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui senfuit. Et pour que rien ne brise lélan dont il va tâcher de la ressaisir, jécarte tout obstacle, toute idée étrangère, jabrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait sélever, quelque chose quon aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que cest, mais cela monte lentement; jéprouve la résistance et jentends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être limage, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusquà moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond linsaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de mapprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il sagit.
Arrivera-t-il jusquà la surface de ma claire conscience, ce souvenir, linstant ancien que lattraction dun instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait sil remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute uvre important, ma conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis daujourdhui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout dun coup le souvenir mest apparu. Ce
goût celui du petit morceau de madeleine que le dimanche
matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais
pas avant lheure de la messe), quand jallais lui dire
bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie moffrait
après lavoir trempé dans son infusion de
thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne
mavait rien rappelé avant que je ny eusse
goûté; peut-être parce que, en ayant souvent
aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des
pâtissiers, leu image avait quitté ces jours de
Combray pour se lier à dautres plus récents;
peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si
longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout
sétait désagrégé; les
formes,et celle aussi du petit coquillage de
pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage
sévère et dévotsétaient
abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force
dexpansion qui leur eût permis de rejoindre la
conscience.
Mais, quand dun passé ancien rien ne subsiste,
après la mort des êtres, après la destruction
des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles,
lodeur et la saveur restent encore longtemps, comme des
âmes, à se rappeler, à attendre, à
espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter
sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable,
lédifice immense du souvenir.
Et dès que jeus reconnu le goût du morceau
de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma
tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à
bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me
rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur
la rue, où était sa chambre, vint comme un
décor de théâtre sappliquer au petit
pavillon, donnant sur le jardin, quon avait construit pour
mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que
seul javais revu jusque-là); et avec la maison, la
ville, la Place où on menvoyait avant
déjeuner, les rues où jallais faire des
courses depuis le matin jusquau soir et par tous les temps,
les chemins quon prenait si le temps était beau. Et
comme dans ce jeu où les Japonais samusent à
tremper dans un bol de porcelaine rempli deau, de petits
morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à
peine y sont-ils plongés sétirent, se
contournent, se colorent, se différencient, deviennent des
fleurs, des maisons, des personnages consistants et
reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de
notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les
nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et
leurs petits logis et léglise et tout Combray et ses
environs, tout cela que prend forme et solidité, est
sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
II.
Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce nétait quune église résumant la ville, la représentant, parlant delle et pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées quun reste de remparts du moyen âge cernait çà et là dun trait aussi parfaitement circulaire quune petite ville dans un tableau de primitif. A lhabiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient lombre devant elles, étaient assez obscures pour quil fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les «salles«; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs seigneurs de Combray): rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle souvrait la petite porte latérale de son jardin; et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde, quen vérité elles me paraissent toutes, et léglise qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique; et quà certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de lOiseauà la vieille hôtellerie de lOiseau flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que sélève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude,serait une entrée en contact avec lAu-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand-père,ma grandtante,chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Lèonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, navait plus voulu quitter, dabord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne «descendait» plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, didée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur dimages gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant laprès-midi dans lune pendant quon aérait lautre. Cétaient de ces chambres de province qui,de même quen certains pays des parties entières de lair ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas,nous enchantent des mille odeurs quy dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que latmosphère y tient en suspens; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, me déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de lannée qui ont quitté le verger pour larmoire; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses dune paix qui napporte quun surcroît danxiété et dun prosaïsme que set de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. Lair y était saturé de la fine fleur dun silence si nourricier, si succulent que je ne my avançais quavec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement darriver à Combray: avant que jentrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, dhiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie, en faisait comme un de ces grands «devants de four» de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de lhivernage; je faisais quelques pas de prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus dun appui-tête au crochet; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont lair de la chambre était tout grumeleux et quavait déjà fait travailler et «lever» la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense «chausson» où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée mengluer dans lodeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée de couvre-lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, jentendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais quassez bas parce quelle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant quelle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce quelle croyait que cétait salutaire pour sa gorge et quen empêchant le sang de sy arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait; puis, dans linertie absolu où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire; elle les douait dune motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme dactivité. Malheureusement, ayant pris lhabitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce quil ny eût personne dans la chambre voisine, et je lentendais souvent se dire à elle-même: «Il faut que je me rappelle bien que je nai pas dormi» (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace: le matin Françoise ne venait pas «léveiller», mais «entrait» chez elle; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait quelle voulait «réfléchir» ou «reposer»; et quand il lui arrivait de soublier en causant jusquà dire: «Ce qui ma réveillée» ou «jai rêvé que», elle rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout dun moment, jentrais lembrasser;
Françoise faisait infuser son thé; ou, si ma tante
se sentait agitée, elle demandait à la place sa
tisane et cétais moi qui étais chargé
de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la
quantité de tilleul quil fallait mettre ensuite dans
leau bouillante. Le desséchement des tiges les avait
incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs
duquel souvraient les fleurs pâles, comme si un
peintre les eût arrangées, les eût fait poser
de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu
ou changé leur aspect, avaient lair des choses les
impossible disparates, dune aile transparente de mouche, de
lenvers blanc dune étiquette, dun
pétale de rose, mais qui eussent été
empilées, concassées ou tressées comme dans
la confection dun nid.
Mille petits détails inutiles,charmante
prodigalité du pharmacien,quon eût
supprimés dans une préparation factice, me
donnaient, comme un livre où on sémerveille
de rencontrer le nom dune personne de connaissance, le
plaisir de comprendre que cétait bien des tiges de
vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare,
modifiées, justement parce que cétaient non
des doubles, mais elles-même et quelles avaient
vieilli. Et chaque caractère nouveau ny étant
que la métamorphose dun caractère ancien,
dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts
qui ne sont pas venus à terme; mais surtout
léclat rose, lunaire et doux qui faisait se
détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges
où elles étaient suspendues comme de petites roses
dor,signe, comme la lueur qui révèle
encore sur une muraille la place dune fresque
effacée, de la différence entre les parties de
larbre qui avaient été «en
couleur» et celles qui ne lavaient pas
étéme montrait que ces pétales
étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie
avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose
de cierge, cétait leur couleur encore, mais à
demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée
quétait la leur maintenant et qui est comme le
crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait
tremper dan linfusion bouillante dont elle savourait le
goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite
madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était
suffisamment amolli.
Dun côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de lofficine et du maître-autel, où, au-dessus dune statuette de la Vierge et dune bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tous ce quil fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer lheure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De lautre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, quelle commentait en-suite avec Françoise.
Je nétais pas avec ma tante depuis cinq minutes, quelle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle navait pas encore arrangé ses faux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes dune couronne dépines ou les grains dun rosaire, et elle me disait: «Allons, mon pauvre enfant, va-ten, va te préparer pour la messe; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas samuser trop longtemps avec vous, quelle monte bientôt voir si je nai besoin de rien.»
Françoise, en effet, qui était depuis des années a son service et ne se doutait pas alors quelle entrerait un jour tout à fait au nôtre délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore lhiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant dentrer chez ma grandtante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait: «Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu mentendes dire: «Bonjour Françoise»; en même temps je te toucherai légèrement le bras. A peine arrivions-nous dans lobscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans lombre, sous les tuyaux dun bonnet éblouissant, raide et fragile comme sil avait été de sucre filé, les remous concentriques dun sourire de reconnaissance anticipé. Cétait Françoise, immobile et debout dans lencadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage lamour désintéressé de lhumanité, le respect attendri pour les hautes classes quexaltait dans les meilleures régions de son cur lespoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disait dune voix forte: «Bonjour Françoise.» A ce signal mes doigts souvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise; nous étions ses préférés, elle avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre les membres dune famille la circulation dun même sang, autant de respect quun tragique grec), le charme de nêtre pas ses maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de navoir pas encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce quon comptait faire de lui, sil ressemblerait à sa grandmère.
Et quand il ny avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait deux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce quavait été leur vie.
Elle avait deviné que Françoise naimait pas son gendre et quil lui gâtait le plaisir quelle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant: «Nest-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de sabsenter et si vous avez Margeurite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez une raison?» Et Françoise disait en riant: «Madame sait tout; madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante, demployer ce terme savant), quon a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cur», et disparaissait, confuse quon soccupât delle, peut-être pour quon ne la vît pas pleurer; maman était la première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de lintérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre quelle-même. Ma tante se résignait à se priver un peu delle pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait lair dêtre en biscuit, que pour aller à la grandmesse; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, quelle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir lair de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de leau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce quils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et nont pas pour lui de prévenance, sachant très bien quils nont aucun besoin de lui, quon cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leur capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent tout ce quil leur fallait, remontait une première fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce quelle prendrait pour déjeuner, il était bien rare quil ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications sur quelque événement dimportance:
«Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée plus dun quart dheure en retard pour aller chercher sa sur; pour peu quelle sattarde sur son chemin cela ne me surprendrait point quelle arrive après lélévation.»
«Hé! il ny aurait rien détonnant», répondait Françoise.
«Françoise, vous seriez venue cing minutes plus tôt, vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la mère Callot; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.»
«Il ny aurait rien détonnant quelles viennent de chez M. le Curé», disait Françoise.
«Ah! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé! Vous savez bien quil ne fait pousser que de petites méchantes asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.»
«Françoise, vous navez pas entendu ce carillon qui ma cassé la tête?»
«Non, madame Octave.»
«Ah! ma pauvre fille, il faut que vous layez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. Cétait la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue de lOiseau. Il faut quil y ait quelque enfant de malade.»
«Eh! là, mon Dieu», soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler dun malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.
«Françoise, mais pour qui donc a-t-on
sonné la cloche des morts? Ah!
mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que
javais oublié quelle a passé
lautre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me rappelle,
je ne sais plus ce que jai fait de ma tête depuis la
mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps,
ma fille.»
«Mais non, madame Octave, mon temps nest pas si cher; celui qui la fait ne nous la pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne séteint pas.»
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait quelle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.
«Mais, madame Octave, ce nest pas encore lheure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse?»
«Mais non, Françoise, disait ma tante,
cest-à-dire si, vous savez bien que maintenant les
moments où je nai pas de faiblesse sont bien rares;
un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de
me reconnaître; mais ce nest pas pour cela que je
sonne.
Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme
Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc
chercher deux sous de sel chez Camus. Cest bien rare si
Théodore ne peut pas vous dire qui cest.»
«Mais ça sera la fille à M. Pupin», disait Françoise qui préférait sen tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.
«La fille à M. Pupin! Oh! je vous crois
bien, ma pauvre Françoise!
Avec cela que je ne laurais pas reconnue?»
«Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de lavoir déjà vue ce matin.»
«Ah! à moins de ça, disait ma tante.
Il faudrait quelle soit venue pour les fêtes.
Cest cela! Il ny a pas besoin de chercher, elle sera
venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir
tout à lheure Mme Sazerat venir sonner chez sa
sur pour le déjeuner. Ce sera ça! Jai
vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte!
Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.»
«Dès linstant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous nallez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure», disait Françoise qui, pressé de redescendre soccuper du déjeuner, nétait pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
«Oh! pas avant midi, répondait ma tante
dun ton résigné, tout en jetant sur la
pendule un coup dil inquiet, mais furtif pour ne pas
laisser voir qelle, qui avait renoncé à tout,
trouvait pourtant, à apprendre que Mme Goupil avait
à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait
malheureusement attendre encore un peu plus dune heure.
Et encore cela tombera pendant mon déjeuner!»
ajouta-t-elle à mi-voix pour elle-même. Son
déjeuner lui était une distraction suffisante pour
quelle nen souhaitât pas une autre en
même temps. «Vous noublierez pas au moins de me
donner mes ufs à la crème dans une assiette
plate?» Cétaient les seules qui fussent
ornées de sujets, et ma tante samusait à
chaque repas à lire la légende de celle quon
lui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes,
déchiffrait: Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la
Lampe merveilleuse, et disait en souriant: Très bien,
très bien.
«Je serais bien allée chez Camus...» disait Françoise en voyant que ma tante ne ly enverrait plus.
«Mais non, ce nest plus la peine, cest sûrement Mlle Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.»
Mais ma tante savait bien que ce nétait pas pour rien quelle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne «quon ne connaissait point» était un être aussi peu croyable quun dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que sétait produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites neussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions dune «personne quon connaissait», soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant quayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. Cétait le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de labbé Perdreau qui sortait de couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant lémotion de croire quil y avait à Combray des gens quon ne connaissait point simplement parce quon ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à lavance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu quils attendaient leurs «voyageurs». Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si javais limprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas: «Un homme que grand-père ne connaissait point, sécriait elle. Ah! je te crois bien!» Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cur net, mon grand-père était mandé. «Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle? un homme que vous ne connaissiez point?»«Mais si, répondait mon grand-père, cétait Prosper le frère du jardinier de Mme Bouillebuf.»«Ah! bien», disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait: «Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point!» Et on me recommandait dêtre plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien «quelle ne connaissait point», elle ne cessait dy penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents dinduction et ses heures de liberté.
«Ce sera le chien de Mme Sazerat», disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but dapaisement et pour que ma tante ne se «fende pas la tête.»
«Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!» répondait ma tante donc lesprit critique nadmettait pas se facilement un fait.
«Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.»
«Ah! à moins de ça.»
«Il paraît que cest une bête bien affable», ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, «spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. Cest rare quune bête qui na que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je nai pas le temps de mamuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau nest seulement pas éclairé, et jai encore à plumer mes asperges.»
«Comment, Françoise, encore des asperges! mais cest une vraie maladie dasperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens!»
«Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de léglise avec de lappétit et vous verrez quils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller.»
«Mais à léglise, ils doivent y être déjà; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.»
Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, jaccompagnais mes parents à la messe. Que je laimais, que je la revois bien, notre Église! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à léglise et de leurs doigts timides prenant de leau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et lentailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chur comme un pavage spirituel, nétaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure quici elles avaient dépassées dun flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre; et en deçà desquelles, ailleurs, elles sétaient résorbées, contractant encore lelliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres dun mot dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr quil ferait beau dans léglise; lun était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il ny a pas doffice,à lun de ces rares moments où léglise aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait lair presque habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint, dun hôtel de style moyen âge,on voyait sagenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours quelle venait de prendre chez le pâtissier den face et quelle allait rapporter pour le déjeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière quelle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le rétable de lautel de tons si frais quils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à sévanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre); et tous étaient si anciens quon voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et monter brillante et usée jusquà la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais soit quun rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux incendie, linstant daprès elle avait pris léclat changeant dune traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si cétait dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, linfrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d´Esther (le tradition voulait qu´on eût donné à Assuérus les traits d´un roi de France et à Esther ceux d´une dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage: un peu de rose flottait aux lèvres d´Esther au delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s´étalait si onctueusement, si grassement, qu´elle en prenait une sorte de consistance et s´enlevait vivement sur l´atmosphère refoulée; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant «passé» dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d´un soleil invisible. Tout cela et plus encore les objets précieux venus à l´église de personnages qui étaient pour moi presque des personnages de légende (la croix d´or travaillée disait-on par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé) à cause de quoi je m´avançais dans l´église, quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan s´émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d´elle pour moi quelque chose d´entièrement différent du reste de la ville: un édifice occupant, si l´on peut dire, un espace à quatre dimensionsla quatrième étant celle du Temps,déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d´où il sortait victorieux; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l´épaisseur de ses murs, d´où il n´apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l´escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes surs, pour le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu; élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore; et s´enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d´une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sur nous éclairaient d´une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve,comme la trace d´un fossile,avait été creusée, disait-on, «par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s´était détachée d´elle-même des chaînes d´or où elle était suspendue à la place de l´actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s´éteignît, s´était enfoncée dans la pierre et l´avait fait mollement céder sous elle.»
L´abside de l´église de Combray, pwut-on vraiment en parler? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d´élan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en contre-bas, sa grossière muraille s´exhaussait d´un soubassement en moellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n´avait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l´air d´un mur de prison que d´église. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que j´ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher d´elles l´abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d´une petite rue provinciale, j´aperçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que l´abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié: «L´Église!»
L´église! Familière; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, qu´elle touchait sans aucune séparation; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s´arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant d´entrer chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n´était pas elle une démarcation que mon esprit n´a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs n´avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que d´aller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre façade de l´église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s´appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d´intervalle, mon esprit réservait un abîme.
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin,
inscrivant sa figure inoubliable à l´horizon
où Combray n´apparaissait pas encore; quand du train
qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon
père l´apercevait qui filait tour à tour sur
tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit
coq de fer, il nous disait: «Allons, prenez les
couvertures, on est arrivé.» Et dans une des plus
grandes promenades que nous faisions de Combray, il y avait un
endroit où la route resserrée débouchait
tout à coup sur un immense plateau fermé à
l´horizon par des forêts déchiquetées
que dépassait seul la fine pointe du clocher de
Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, qu´elle semblait
seulement rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu
donner à se paysage, à ce tableau rien que de
nature, cette petite marque d´art, cette unique indication
humaine.
Quand on se rapprochait et qu´on pouvait apercevoir le
reste de la tour carrée et à demi détruite
qui, moins haute, subsistait à côté de lui,
on était frappé surtout de ton rougeâtre et
sombre des pierres; et, par un matin brumeux d´automne, on
aurait dit, s´élevant au-dessus du violet orageux
des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la
vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand´mère me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu´aux visages humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient s´ébattre sans paraître les voir, devenues tout d´un coup inhabitables et dégageant un principe d´agitation infinie, les avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de l´air du soir, brusquement calmés ils revenaient s´absorber dans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d´un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l´immobilité d´un pêcheur à la crête d´une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grand´mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d´une influence bienfaisante, la nature, quand la main de l´homme ne l´avait ps, comme faisait le jardinier de ma grand´tante, rapetissée, et les uvres de génie. Et sans doute, toute partie de l´église qu´on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c´était dans son clocher qu´elle semblait prendre conscience d´elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable. C´était lui qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grand´mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l´air naturel et l´air distingué. Ignorante en architecture, elle disait: «Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n´est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s´il jouait du piano, il ne jouerait pas sec.» Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, l´inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en s´élevant comme des mains jointes qui prient, elle s´unissait si bien à l´effusion de la flèche, que son regard semblait s´élancer avec elle; et en même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n´éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout d´un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris «en voix de tête» une octave au-dessus.
C´était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait été recouverte d´ardoises; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d´été, flamboyer comme un soleil noir, je me disais: «Mon-Dieu! neuf heures! il faut se préparer pour aller à la grand´messe si je veux avoir le temps d´aller embrasser tante Léonie avant», et je savais exactement la couleur qu´avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l´ombre que faisait le store du magasin où maman entrerait peut-être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d´aller dans l´arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu´il avait l´habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter l´une contre l´autre d´un air d´entreprise, de partie fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d´apporter une brioche plus grosse que d´habitude parce que nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l´heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu´il avait l´air d´être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s´était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d´ineffable.
Même dans les courses qu´on avait à faire
derrière l´église, là où on ne
la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au
clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être
plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans
l´église. Et certes, il y en a bien d´autres
qui sont plus beaux vus de cette façon, et j´ai dans
mon souvenir des vignettes de clochers dépassant les
toits, qui ont un autre caractère d´art que celles
que composaient les tristes rues de Combray. Je n´oublierai
jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec,
deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont
à beaucoup d´égards chers et
vénérables et entre lesquels, quand on la regarde
du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la
flèche gothique d´une église qu´ils
cachent s´élance, ayant l´air de terminer, de
surmonter leurs façades, mais d´une matière
si différente, si précieuse, si annelée, si
rose, si vernie, qu´on voit bien qu´elle n´en
fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre
lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine
et crénelée de quelque coquillage fuselé en
tourelle et glacé d´émail.
Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids
de la ville, je sais un fenêtre où on voit
après un premier, un second et même un
troisième plan fait des toits amoncelés de
plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre,
parfois aussi, dans les plus nobles «épreuves»
qu´en tire l´atmosphère, d´un noir
décanté de cendres, laquelle n´est autre que
le dôme Saint-Augustin et qui donne à cette vue de
Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi.
Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque
goût que ma mémoire ait pu les exécuter elle
ne put mettre ce que j´avais perdu depuis longtemps, le
sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme
un spectacle, mais y croire comme en un être sans
équivalent, aucune d´elles ne tient sous sa
dépendance toute une partie profonde de ma vie, comme fait
le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues
qui sont derrière l´église. Qu´on le
vît à cinq heures, quand on allait chercher les
lettres à la poste, à quelques maisons de soi,
à gauche, surélevant brusquement d´une cime
isolée la ligne de faîte des toits; que si, au
contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme
Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse
après la descente de son autre versant en sachant
qu´il faudrait tourner à la deuxième rue
après le clocher; soit qu´encore, poussant plus
loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement,
montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles
comme un solide surpris à un moment inconnu de sa
révolution; ou que, des bords de la Vivonne,
l´abside musculeusement ramassée et remontée
par la perspective semblât jaillir de l´effort que le
clocher faisait pour lancer sa flèche au cur du
ciel: c´était toujours à lui qu´il
fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les
maisons d´un pinacle inattendu, levé avant moi comme
le doigt de Dieu dont le corps eût été
caché dans la foule des humains sans que je le confondisse
pour cela avec elle. Et aujourd´hui encore si, dans une
grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je
connais mal, un passant qui m´a «mis dans mon
chemin» me montre au loin, comme un point de repère,
tel beffroi d´hôpital, tel clocher de couvent levant
la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d´une
rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse
obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec
la figure chère et disparue, le passant, s´il se
retourne pour s´assurer que je ne m´égare pas,
peut, à son étonnement, m´apercevoir qui,
oublieux de la promenade entreprise ou de la course
obligée, reste là, devant le clocher, pendant des
heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi
des terres reconquises sur l´oubli qui
s´assèchent et se rebâtissent; et sans doute
alors, et plus anxieusement que tout à l´heure quand
je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin,
je tourne une rue...mais...c´est dans mon cur...
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession d´ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin. C´était un de ces hommes qui, en dehors d´une carrière scientifique où ils ont d´ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionelle n´utilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu´un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de «facilité» que bien des peintres, ils s´imaginent que la vie qu´ils mènent n´est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d´une politesse raffinée, causeur comme nous n´en avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l´homme d´élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand´mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu´il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d´écolier. Elle s´étonnait aussi des tirades enflammées qu´il entamait souvent contre l´aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, «certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n´y a pas de rémission.»
L´ambition mondaine était un sentiment que ma grand´mère était si incapable de ressentir et presque de comprendre qu´il lui paraissait bien inutile de mettre tant d´ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin dont la sur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusqu´à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
Salut, amis! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes heureux d´habiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre à Paris, dans ma niche.
«Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n´y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, d´une qualité rare, une nature d´artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu´il lui faut.»
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu´un peintre travaillait dans l´église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l´épicier, était revenue bredouille par la faute de l´absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l´entretien de l´église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
«Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l´heure d´Eulalie. Il n´y a vraiment qu´elle qui pourra me dire cela.»
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s´était «retirée» après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait été en place depuis son enfance et qui avait pris à côté de l´église une chambre, d´où elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à Théodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s´était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d´ajouter quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait au-dessus d´une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues et à son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d´autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu´ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l´une ou l´autre des deux catégories de gens qu´elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s´était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas «s´écouter» et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu´une petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l´estomac deux méchantes gorgées d´eau de Vichy!) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L´autre catégorie se composait des personnes qui avaient l´air de croire qu´elle était plus gravement malade qu´elle ne pensait, était aussi gravement malade qu´elle le disait. Aussi, ceux qu´elle avait laissé monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la faveur qu´on leur faisait en risquant timidement un: «Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps», ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit: «Je suis bien bas, bien bas, c´est la fin, mes pauvres amis», lui avaient répondu: «Ah! quand on n´a pas la santé! Mais vous pouvez durer encore comme ça», ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s´amusait de l´air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l´air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d´un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s´en retournant sans l´avoir vue, et, au fond admirait sa maîtresse qu´elle jugeait supérieure à tous ces gens puisque´elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu´on l´approuvât dans son régime, qu´on la plaignît pour ses souffrances et qu´on la rassurât sur son avenir.
C´est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute: «C´est la fin, ma pauvre Eulalie», vingt fois Eulalie répondait: «Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin.» (Une des plus fermes croyances d´Eulalie et que le nombre imposant des démentis apportés par l´expérience n´avait pas suffi à entamer, était que Mme Sazerat s´appelait Mme Sazerin.)
Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective l´entretenait ces jours-là dans un état agréable d´abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu´Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d´attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l´heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d´Eulalie, s´il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l´espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu´à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu´elle pût monter «occuper» ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s´installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l´heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu´elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l´église, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d´ufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu´elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutaitselon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu´on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie: une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu´elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu´elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu´il avait bien le temps de descendre d´ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c´était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n´y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu´il n´en donnait plus, du fromage à la crème que j´aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce que´elle l´avait commandé la veille, une brioche parce que c´était notre tour de l´offrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une uvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d´en goûter en disant: «J´ai fini, je n´ai plus faim», se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu´un artiste leur fait d´une de ses uvres, regardent au poids et à la matière alors que n´y valent que l´intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.
Enfin ma mère me disait: «Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d´abord prendre l´air un instant pour ne pas lier en sortant de table.» J´allais m´asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d´une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d´un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s´ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s´élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l´arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l´air de l´antre de Françoise que d´un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du rcououlement d´une colombe.
Autrefois, je ne m´attardais pas dans le bois consacré qui l´entourait, car, avant de monter lire, j´entrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d´années je n´entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d´une brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m´envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n´étais pas venu depuis longtemps, qu´on l´abandonnait; il m´offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s´arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures doreés, les plafonds peints d´un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune; puis nous passions dans ce qu´il appelait son cabinet de «travail» aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu´on aimait sous le second Empire parce qu´on leur trouvait un air pompéien, puis qu´on détesta, et qu´on recommence à aimer pour une seul et même raison, malgré les autres qu´on donne et qui est qu´elles ont l´air second Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu´à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu´aurait craint de troubler d´un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait infailliblement ces mots: «Deux heures et quart», que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter: «Deux heures et quart? bien...je vais le dire...»
A cette époque j´avais l´amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m´avaient encore jamais permis d´y aller, et je me représentais d´une façon si peu exacte les plaisirs qu´on y goûtait que je n´étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n´était que pour lui, quoique semblable au millier d´autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu´à la colonne Moriss pour voir les spectacles qu´elle annonçait. Rien n´était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n´est une de ces uvres étranges comme le Testament de César Girodot et dipe-Roi lesquelles s´inscrivaient, non sur l´affiche verte de l´Opéra-Comique, mais sur l´affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l´aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m´ayant dit que quand j´irais pour la première fois au théâtre j´aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l´une et le titre de l´autre, puisque c´était tout ce que je connaissais d´elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu´il me promettait et de le comparer à celui que recélait l´autre, j´arrivais à me représenter avec tant de force, d´une part une pièce éblouissante et fière, de l´autre une pièce douce et veloutée, que j´étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m´avait donné à opter encore du riz à l´Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont l´art, bien qu´il me fût encore inconnu, était la première forme, entre toutes celles qu´il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi, l´Art. Entre la manière que l´un ou l´autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, d´après ce que l´on m´avait dit d´eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée: et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s´il était déjà allé au théâtre et s´il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu´après Thiron, ou Delaunay qu´après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l´agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue
de Maubant sortant un après-midi du
Théâtre-Français m´avait causé
le saisissement et les souffrances de l´amour, combien le
nom d´une étoile flamboyant à la porte
d´un théâtre, combien, à la glace
d´un coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux
fleuris de roses au frontail, la vue du visage d´une femme
que je pensais être peut-être une actrice, laissait
en moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et
douloureux pour me représenter sa vie! Je classais par
ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma,
Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes
m´intéressaient. Or mon oncle en connaissait
beaucoup, et aussi des cocottes que je ne distinguais pas
nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous
n´allions le voir qu´à certains jours
c´est que, les autres jours, venaient des femmes avec
lesquelles sa famille n´aurait pas pu se rencontrer, du
moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au
contraire, sa trop grande facilité à faire à
de jolies veuves qui n´avaient peut-être jamais
été mariées, à des comtesses de nom
ronflant, qui n´était sans doute qu´un nom de
guerre, la politesse de les présenter à ma
grand´mère ou même à leur donner des
bijoux de famille, l´avait déjà
brouillé plus d´une fois avec mon
grand-père.
Souvent, à un nom d´actrice qui venait dans la
conversation, j´entendais mon père dire à ma
mère, en souriant: «Une amie de ton oncle»; et
je pensais que le stage que peut-être pendant des
années des hommes importants faisaient inutilement
à la porte de telle femme qui ne répondait pas
à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de
son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme
moi en le présentant chez lui à l´actrice,
inapprochable à tant d´autres, qui était pour
lui une intime amie.
Aussi,sous le prétexte qu´une leçon qui avait été déplacée tombait maintenant si mal qu´elle m´avait empêché plusieurs fois et m´empêcherait encore de voir mon oncleun jour, autre que celui qui était réservé aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et au lieu d´aller regarder la colonne d´affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu´à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux illères un illet rouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De l´escalier j´entendis un rire et une voix de femme, et dès que j´eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu´on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir et tandis qu´il allait pourtant le prévenir la même voix que j´avais entendue disait: «Oh, si! laisse-le entrer; rien qu´une minute, cela m´amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n´est-ce pas? Je voudrais le voir rien qu´un instant, ce gosse.»
J´entendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains
que d´habitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les
jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand
collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui
achevait de manger une mandarine.
L´incertitude où j´étais s´il
fallait dire madame ou mademoiselle me fit rougir et
n´osant pas trop tourner les yeux de son côté
de peur d´avoir à lui parler, j´allai
embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui
dit: «Mon neveu», sans lui dire mon nom, ni me dire
le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés
qu´il avait eues avec mon grand-père, il
tâchait autant que possible d´éviter tout
trait d´union entre sa famille et ce genre de
relations.
«Comme il ressemble à sa mère,» dit-elle.
«Mais vous n´avez jamais vu ma nièce qu´en photographie, dit vivement mon oncle d´un ton bourru.»
«Je vous demande pardon, mon cher ami, je l´ai croisée dans l´escalier l´année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne l´ai vue que le temps d´un éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela m´a suffi pour l´admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami? demanda-t-elle à mon oncle.»
«Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de maman que d´en faire de près. C´est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère.»
«Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère inclinaison de la tête, et je n´ai jamais connu votre pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c´est peu après votre grand chagrin que nous nous sommes connus.»
J´éprouvais une petite déception, car
cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes
que j´avais vues quelquefois dans ma famille notamment de
la fille d´un de nos cousins chez lequel j´allais
tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement,
l´amie de mon oncle avait le même regard vif et bon,
elle avait l´air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais
rien de l´aspect théâtral que j´admirais
dans les photographies d´actrices, ni de l´expression
diabolique qui eût été en rapport avec la vie
qu´elle devait mener.
J´avais peine à croire que ce fût une cocotte
et surtout je n´aurais pas cru que ce fût une cocotte
chic si je n´avais pas vu la voiture à deux chevaux,
la robe rose, le collier de perles, si je n´avais pas su
que mon oncle n´en connaissait que de la plus haute
volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui
lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait
avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui
avait l´air si simple et comme il faut. Et pourtant en
pensant à ce que devait être sa vie,
l´immoralité m´en troublait peut-être
plus que si elle avait été
concrétisée devant moi en une apparence
spéciale,d´être ainsi invisible comme le
secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait
sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout
le monde, qui avait fait épanouir en beauté et
haussé jusqu´au demi-monde et à la
notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses
intonations de voix, pareils à tant d´autres que je
connaissais déjà, me faisaient malgré moi
considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui
n´était plus d´aucune famille.
On était passé dans le «cabinet de travail», et mon oncle, d´un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
«Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le grand-duc m´envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux.» Et elle tira d´un étui des cigarettes couvertes d´inscriptions étrangères et dorées. «Mais si, reprit-elle tout d´un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce jeune homme. N´est-ce pas votre neveu? Comment ai-je pu l´oublier? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi, dit-elle d´un air modeste et sensible.» Mais en pensant à ce qu´avait pu être l´accueil rude qu´elle disait avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, j´étais gêné, comme par une indélicatesse qu´il aurait commise, de cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son amabilité insuffisante. Il m´a semblé plus tard que c´était un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu´elles consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentalecar, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de l´existence commune,et un or qui leur coûte peu, à enrichir d´un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l´élégance qui émane de l´amitié d´un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insignifiant de mon père, elle l´avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards d´une si belle eau, nuancé d´humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de «tout à fait exquis».
«Allons, voyons, il est l´heure que tu t´en ailles», me dit mon oncle.
Je me levai, j´avais une envie irrésistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que c´eût été quelque chose d´audacieux comme un enlèvement. Mon cur battait tandis que je me disais: «Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire», puis je cessai de me demander ce qu´il fallait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et d´un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu´elle me tendait.
«Comme il est gentil! il est déja galant, il a un petit il pour les femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman», ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique. «Est-ce qu´il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il n´aurait qu´à m´envoyer un «bleu» le matin.
Je ne savais pas ce que c´était qu´un «bleu». Je ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n´y fut cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m´empêchait de cesser de les écouter avec attention, et j´en éprouvais une grande fatigue.
«Mais non, c´est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je n´entende pas ce mensonge et que je n´y contredise pas. Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez.»
«J´adore les artistes, répondit la
dame en rose, il n´y a qu´eux qui comprennent les
femmes... Qu´eux et les êtres d´élite
comme vous.
Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les
volumes dorés qu´il y a dans la petite
bibliothèque vitrée de votre boudoir?
Vous savez que vous m´avez promis de me les prêter,
j´en aurai grand soin.»
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne
répondit rien et me conduisit jusqu´à
l´antichambre. Éperdu d´amour pour la dame en
rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de
mon vieil oncle, et tandis qu´avec assez d´embarras
il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement
qu´il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette
visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux,
que le souvenir de sa bonté était en moi si fort
que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner
ma reconnaissance. Il était si fort en effet que deux
heures plus tard, après quelques phrases
mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes
parents une idée assez nette de la nouvelle importance
dont j´étais doué, je trouvai plus explicite
de leur raconter dans les moindres détails la visite que
je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d´ennuis
à mon oncle. Comment l´aurais-je cru, puisque je ne
le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents
trouveraient du mal dans une visite où je n´en
trouvais pas. N´arrive-t-il pas tous les jours qu´un
ami nous demande de ne pas manquer de l´excuser
auprès d´une femme à qui il a
été empêché d´écrire, et
que nous négligions de le faire jugeant que cette personne
ne peut pas attacher d´importance à un silence qui
n´en a pas pour nous? Je m´imaginais, comme tout le
monde, que le cerveau des autres était un
réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de
réaction spécifique sur ce qu´on y
introduisait; et je ne doutais pas qu´en déposant
dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon
oncle m´avait fait faire, je ne leur transmisse en
même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant
que je portais sur cette présentation. Mes parents
malheureusement s´en remirent à des principes
entièrement différents de ceux que je leur
suggérais d´adopter, quand ils voulurent
apprécier l´action de mon oncle. Mon père et
mon grand-père eurent avec lui des explications violentes;
j´en fus indirectement informé. Quelques jours
après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture
découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le
remords que j´aurais voulu lui exprimer. A
côté de leur immensité, je trouvai
qu´un coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire
supposer à mon oncle que je ne me croyais pas tenu envers
lui à plus qu´à une banale politesse. Je
résolus de m´abstenir de ce geste insuffisant et je
détournai la tête.
Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents,
il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années
après sans qu´aucun de nous l´ait jamais
revu.
Aussi je n´entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de mon oncle Adolphe, et après m´être attardé aux abords de l´arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me disait: «Je vais laisser ma fille de cuisine servir le café et monter l´eau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octave», je me décidais à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine était une personne morale, une institution permanente à qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuité et d´identité, à travers la succession des formes passagères en lesquelles elle s´incarnait: car nous n´eûmes jamais la même deux ans de suite. L´année où nous mangeâmes tant d´asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les «plumer» était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s´étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m´avait donné des photographies. C´est lui-même qui nous l´avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de Giotto?» D´ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu´à la figure, jusqu´aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l´Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d´une autre manière. De même que l´image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu´elle portait devant son ventre, sans avoir l´air d´en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l´esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c´est sans paraître s´en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l´Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d´études, à Combray, incarne cette vertu, c´est sans qu´aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu´un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L´Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d´envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l´Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d´un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l´attention de l´Envieet la nôtre du même couptout entière concentrée sur l´action de ses lèvres, n´a guère de temps à donner à d´envieuses pensées.
Malgré toute l´admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n´eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d´études, où on avait accroché les copies qu´il m´en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l´air d´une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l´introduction de l´instrument de l´opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d´avance dans les milices de réserve de l´Injustice. Mais plus tard j´ai compris que l´étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu´il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n´était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l´uvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l´attention n´était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté qu´elle leur présente, qu´elle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu´à ce que nous appelons l´idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu´ils m´apparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et qu´elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l´âme d´un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j´ai eu l´occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine,faisant briller involontairement la supériorité de Françoise, comme l´Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Véritéservait du café qui, selon maman n´était que de l´eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l´eau chaude qui était à peine tiède, je m´étais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l´après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne m´était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne «reposait pas» et qu´on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l´atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l´été: elle ne l´évoque pas à la façon d´un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie à l´été par un lien plus nécessaire: née des beaux jours, ne renaissant qu´avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n´en réveille pas seulement l´image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ce que l´ombre est au rayon, c´est-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total de l´été dont mes sens si j´avais été en promenade, n´auraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elle s´accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui venaient l´émouvoir) supportait pareil au repos d´une main immobile au milieu d´une eau courante, le choc et l´animation d´un torrent d´activité.
Mais ma grand´mère, même si le temps trop chaud s´était gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j´allais du moins la continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de laquelle j´étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.
Et ma pensée n´était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d´un mince liseré spirituel qui m´empêchait de jamais toucher directement sa matière; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu´on approche d´un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu´il se fait toujours précéder d´une zone d´évaporation. Dans l´espèce d´écran diapré d´états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu´à la vision tout extérieure de l´horizon que j´avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu´il y avait d´abord en moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c´était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je l´avais acheté à Combray, en l´apercevant devant l´épicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût s´y fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées qu´une porte de cathédrale, c´est que je l´avais reconnu pour m´avoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture,
exécutait d´incessants mouvements du dedans au
dehors, vers la découverte de la vérité,
venaient les émotions que me donnait l´action
à laquelle je prenais part, car ces
après-midi-là étaient plus remplis
d´événements dramatiques que ne l´est
souvent toute une vie. C´était les
événements qui survenaient dans le livre que je
lisais; il est vrai que les personnages qu´ils affectaient
n´étaient pas «Réels», comme
disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font
éprouver la joie ou l´infortune d´un
personnage réel ne se produisent en nous que par
l´intermédiaire d´une image de cette joie ou
de cette infortune; l´ingéniosité du premier
romancier consista à comprendre que dans l´appareil
de nos émotions, l´image étant le seul
élément essentiel, la simplification qui
consisterait à supprimer purement et simplement les
personnages réels serait un perfectionnement
décisif. Un être réel, si profondément
que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est
perçu par nos sens, c´est-à-dire nous reste
opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut
soulever. Qu´un malheur le frappe, ce n´est
qu´en une petite partie de la notion totale que nous avons
de lui, que nous pourrons en être émus; bien plus,
ce n´est qu´en une partie de la notion totale
qu´il a de soi qu´il pourra l´être
lui-même. La trouvaille du romancier a été
d´avoir l´idée de remplacer ces parties
impénétrables à l´âme par une
quantité égale de parties immatérielles,
c´est-à-dire que notre âme peut
s´assimiler.
Qu´importe dès lors que les actions, les
émotions de ces êtres d´un nouveau genre nous
apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites
nôtres, puisque c´est en nous qu´elles se
produisent, qu´elles tiennent sous leur dépendance,
tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre,
la rapidité de notre respiration et
l´intensité de notre regard. Et une fois que le
romancier nous a mis dans cet état, où comme dans
tous les états purement intérieurs, toute
émotion est décuplée, où son livre va
nous troubler à la façon d´un rêve mais
d´un rêve plus clair que ceux que nous avons en
dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici
qu´il déchaîne en nous pendant une heure tous
les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions
dans la vie des années à connaître
quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais
révélés parce que la lenteur avec laquelle
ils se produisent nous en ôte la perception; (ainsi notre
cur change, dans la vie, et c´est la pire douleur;
mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination:
dans la réalité il change, comme certains
phénomènes de la nature se produisent, assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement
chacun de ses états différents, en revanche la
sensation même du changement nous soit
épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait l´action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l´autre, que celui que j´avais sous les yeux quand je les levais du livre. C´est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j´ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d´un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l´eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d´une femme qui m´aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes; et quelle que fût la femme que j´évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s´élevaient aussitôt de chaque côté d´elle comme des couleurs complémentaires.
Ce n´était pas seulement parce qu´une image dont nous rêvons reste toujours marquée, s´embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui par hasard l´entourent dans notre rêverie; car ces paysages des livres que je lisais n´étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix qu´en avait fait l´auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d´une révélation, ils me semblaient êtreimpression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand´mèreune part véritable de la Nature elle-même, digne d´être étudiée et approfondie.
Si mes parents m´avaient permis, quand je lisais un livre, d´aller visiter la région qu´il décrivait, j´aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d´être toujours entouré de son âme, ce n´est pas comme d´une prison immobile: plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l´extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui n´est pas écho du dehors mais retentissement d´une vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles; on est déçu en constatant qu´elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu´elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien qu´ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j´imaginais toujours autour de la femme que j´aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j´eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m´ouvrît l´accès d´un monde inconnu, ce n´était pas par le hasard d´une simple association de pensée; non, c´est que mes rêves de voyage et d´amour n´étaient que des momentsque je sépare artificiellement aujourd´hui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes d´un jet d´eau irisé et en apparence immobiledans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d´arriver jusqu´à l´horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d´un autre genre, celui d´être bien assis, de sentir la bonne odeur de l´air, de ne pas être dérangé par une visite; et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l´après-midi était déjà consommé, jusqu´à ce que j´entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m´était encore concédée pour lire jusqu´au bon dîner qu´apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c´était quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné; la plus récente venait s´inscrire tout près de l´autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d´or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière; il y en avait donc une que je n´avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n´avait pas eu lieu pour moi; l´intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d´or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j´y avais remplacés par une vie d´aventures et d´aspirations étranges au sein d´un pays arrosé d´eaux vives, vous m´évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l´avoir peu à peu contournée et enclosetandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jourdans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j´étais tiré de ma lecture,
dès le milieu de l´après-midi par la fille du
jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son
passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et
criant: «Les voilà, les voilà!» pour
que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien
du spectacle. C´était les jours où, pour des
manuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant
généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que
nos domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la
grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se
faisaient voir d´eux, la fille du jardinier par la fente
que laissaient entre elles deux maisons lointaines de
l´avenue de la Gare, avait aperçu
l´éclat des casques.
Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs
chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue
Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le
galop des chevaux rasait les maisons couvrant les trottoirs
submergés comme des berges qui offrent un lit trop
étroit à un torrent
déchaîné.
«Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré; rien que d´y penser j´en suis choquée», ajoutait-elle en mettant la main sur son cur, là où elle avait reçu ce choc.
«C´est beau, n´est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie? disait le jardinier pour la faire «monter».
Il n´avait pas parlé en vain:
«De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc qu´il faut tenir, si ce n´est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas! mon Dieu! C´est pourtant vrai qu´ils n´y tiennent pas! Je les ai vus en 70; ils n´ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres; c´est ni plus ni moins des fous; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce n´est pas des hommes, c´est des lions.» (Pour Françoise la comparaison d´un homme à un lion, qu´elle prononçait li-on, n´avait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu´on
pût voir venir de loin, et c´était par cette
fente entre les deux maisons de l´avenue de la gare
qu´on apercevait toujours de nouveaux casques courant et
brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s´il y
en avait encore beaucoup à passer, et il avait soif, car
le soleil tapait.
Alors tout d´un coup, sa fille
s´élançant comme d´une place
assiégée, faisait une sortie, atteignait
l´angle de la rue, et après avoir bravé cent
fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la
nouvelle qu´ils étaient bien un mille qui venaient
sans arrêter, du côté de Thiberzy et de
Méséglise. Françoise et le jardinier,
réconciliés, discutaient sur la conduite à
tenir en cas de guerre:
«Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n´y a que ceux qui veulent partir qui y vont.»
«Ah! oui, au moins je comprends cela, c´est plus franc.»
Le jardinier croyait qu´à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
«Pardi, pour pas qu´on se sauve», disait Françoise.
Et le jardinier: «Ah! ils sont malins», car il n´admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l´État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n´est pas une seule personne qui n´eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante,
je retournais à mon livre, les domestiques se
réinstallaient devant la porte à regarder tomber la
poussière et l´émotion qu´avaient
soulevées les soldats.
Longtemps après que l´accalmie était venue,
un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les
rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles
où ce n´était pas l´habitude, les
domestiques ou même les maîtres, assis et regardant,
festonnaient le seuil d´un liséré capricieux
et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte
marée laisse le crêpe et la broderie au rivage,
après qu´elle s´est
éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d´habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l´interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que j´étais en train de faire du livre d´un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d´une cathédrale gothique, que se détacha désormais l´image d´une des femmes dont je rêvais.
J´avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j´avais une grande admiration, Bloch. En m´entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d´Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m´avait dit: «Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C´est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, d´ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C´est: «La blanche Oloossone et la blanche Camire» et «La fille de Minos et de Pasiphaë». Ils m´ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le père Leconte, agréable aux Dieux Immortels. A propos voici un livre que je n´ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m´a-t-on dit, l´auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et bien qu´il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l´Olympos.» C´est sur un ton sarcastique qu´il m´avait demandé de l´appeler «cher maître» et qu´il m´appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l´âge où on croit qu´on crée ce qu´on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il m´avait jeté quand il m´avait dit que les beaux vers (à moi qui n´attendais d´eux rien moins que la révélation de la vérité) étaient d´autant plus beaux qu´ils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d´abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu´avec les autres et que je l´amenais chez nous, c´était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principemême son ami Swann était d´origine juives´il n´avait trouvé que ce n´était pas d´habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j´amenais un nouvel ami il était bien rare qu´il ne fredonnât pas: «O Dieu de nos Pères» de la Juive ou bien «Israël romps ta chaîne», ne chantant que l´air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j´avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu´en entendant leur nom qui, bien souvent, n´avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement l´origine juive de ceux de mes amis qui l´étaient en effet, mais même ce qu´il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
«Et comment s´appelle-t-il ton ami qui vient ce soir?»
«Dumont, grand-père.»
«Dumont! Oh! je me méfie.»
Et il chantait:
«Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trêve et sans bruit»;
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il s´écriait: «A la garde! A la garde!» ou, si c´était le patient lui-même déjà arrivé qu´il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors pour nous montrer qu´il n´avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement:
«De ce timide Israëlite
Quoi! vous guidez ici les pas!»
ou:
«Champs paternels, Hébron, douce vallée.»
ou encore:
«Oui, je suis de la race élue.»
Ces petites manies de mon grand-père n´impliquaient aucun sentiment malveillant à l´endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d´autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt:
«Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc,
est-ce qu´il a plu?
Je n´y comprends rien, le baromètre était
excellent.»
Il n´en avait tiré que cette réponse:
«Monsieur, je ne puis absolument vous dire s´il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.»
«Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m´avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut même pas me dire le temps qu´il fait! Mais il n´y a rien de plus intéressant! C´est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand´mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu´elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
«Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu´il ne me connaît pas; ou bien alors il est fou.»
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s´excuser, il avait dit:
«Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l´atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l´usage de la pipe d´opium et du kriss malais, mais j´ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d´ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.»
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n´était pas pourtant l´ami que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l´indisposition de ma grand´mère n´étaient pas feintes; mais ils savaient d´instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d´empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l´exécution d´une uvre, l´observance d´un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu´il n´est convenu d´accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise; qui ne m´enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu´ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n´étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l´amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu´elles nous doivent ces natures dont ma grand´tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c´était sa plus proche parente et que cela «se devait».
Mais j´aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n´auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l´aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m´apprendrenouvelle qui plus tard eut beaucoup d´influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuseque toutes les femmes ne pensaient qu´à l´amour et qu´il n´y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m´avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand´tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l´abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu´on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne m´apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de l´amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré. Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu´il aimait employer à certains moments où un flot caché d´harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style; et c´était aussi à ces moments-là qu´il se mettait à parler du «vain songe de la vie», de «l´inépuisable torrent des belles apparences», du «tourment stérile et délicieux de comprendre et d´aimer», des «émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des cathédrales», qu´il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que c´était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s´élevait alors et à l´accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que j´eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à celle que j´avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d´où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C´est que, reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale, cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m´en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n´eus plus l´impression d´être en présence d´un morceau particulier d´un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du «morceau idéal» de Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte d´épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n´étais pas tout à fait le seul
admirateur de Bergotte; il était aussi
l´écrivain préféré d´une
amie de ma mère qui était très
lettrée; enfin pour lire son dernier livre paru, le
docteur du Boulbon faisait attendre ses malades; et ce fut de son
cabinet de consultation, et d´un parc voisin de Combray,
que s´envolèrent quelques-unes des premières
graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce
si rare alors, aujourd´hui universellement répandue,
et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque
dans le moindre village, la fleur idéale et commune. Ce
que l´amie de ma mère et, paraît-il, le
docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte
c´était comme moi, ce même flux
mélodique, ces expressions anciennes, quelques autres
très simples et connues, mais pour lesquelles la place
où il les mettait en lumière semblait
révéler de sa part un goût particulier;
enfin, dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un
accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir
que là étaient ses plus grands charmes. Car dans
les livres qui suivirent, s´il avait rencontré
quelque grande vérité, ou le nom d´une
célèbre cathédrale, il interrompait son
récit et dans une invocation, une apostrophe, une longue
prière, il donnait un libre cours à ces effluves
qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs
à sa prose, décelés seulement alors par les
ondulations de la surface, plus douces peut-être encore,
plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées
et qu´on n´aurait pu indiquer d´une
manière précise où naissait, où
expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait
étaient nos morceaux préférés. Pour
moi, je les savais par cur. J´étais
déçu quand il reprenait le fil de son récit.
Chaque fois qu´il parlait de quelque chose dont la
beauté m´était restée jusque-là
cachée, des forêts de pins, de la grêle, de
Notre-Dame de Paris, d´Athalie ou de Phèdre, il
faisait dans une image exploser cette beauté
jusqu´à moi. Aussi sentant combien il y avait de
parties de l´univers que ma perception infirme ne
distinguerait pas s´il ne les rapprochait de moi,
j´aurais voulu posséder une opinion de lui, une
métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles
que j´aurais l´occasion de voir moi-même, et
entre celles-là, particulièrement sur
d´anciens monuments français et certains paysages
maritimes, parce que l´insistance avec laquelle il les
citait dans ses livres prouvait qu´il les tenait pour
riches de signification et de beauté.
Malheureusement sur presque toutes choses j´ignorais son
opinion. Je ne doutais pas qu´elle ne fût
entièrement différente des miennes,
puisqu´elle descendait d´un monde inconnu vers lequel
je cherchais à m´élever: persuadé que
mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit
parfait, j´avais tellement fait table rase de toutes, que
quand par hasard il m´arriva d´en rencontrer, dans
tel de ses livres, une que j´avais déjà eue
moi-même, mon cur se gonflait comme si un Dieu dans
sa bonté me l´avait rendue, l´avait
déclarée légitime et belle.
Il arrivait parfois qu´une page de lui disait les
mêmes choses que j´écrivais souvent la nuit
à ma grand´mère et à ma mère
quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de
Bergotte avait l´air d´un recueil
d´épigraphes pour être placées en
tête de mes lettres.
Même plus tard, quand je commençai de composer un
livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas
pour me décider à le continuer, j´en
retrouvai l´équivalent dans Bergotte. Mais ce
n´était qu´alors, quand je les lisais dans son
uvre, que je pouvais en jouir; quand c´était
moi qui les composais, préoccupé qu´elles
reflétassent exactement ce que j´apercevais dans ma
pensée, craignant de ne pas «faire
ressemblant», j´avais bien le temps de me demander si
ce que j´écrivais était agréable! Mais
en réalité il n´y avait que ce genre de
phrases, ce genre d´idées que j´aimais
vraiment. Mes efforts inquiets et mécontents
étaient eux-mêmes une marque d´amour,
d´amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout
d´un coup je trouvais de telles phrases dans
l´uvre d´un autre, c´est-à-dire
sans plus avoir de scrupules, de sévérité,
sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller
avec délices au goût que j´avais pour elles,
comme un cuisinier qui pour une fois où il n´a pas
à faire la cuisine trouve enfin le temps
d´être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans
un livre de Bergotte, à propos d´une vieille
servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage
de l´écrivain rendait encore plus ironique mais qui
était la même que j´avais souvent faite
à ma grand´mère en parlant de
Françoise, une autre fois où je vis qu´il ne
jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la
vérité qu´étaient ses ouvrages, une
remarque analogue à celle que j´avais eu
l´occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques
sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de
celles que j´eusse le plus
délibérément sacrifiées à
Bergotte, persuadé qu´il les trouverait sans
intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et
les royaumes du vrai n´étaient pas aussi
séparés que j´avais cru, qu´ils
coïncidaient même sur certains points, et de confiance
et de joie je pleurai sur les pages de l´écrivain
comme dans les bras d´un père retrouvé.
D´après ses livres j´imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s´était jamais consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus «dolce», plus «lento» peut-être qu´elle n´était écrite, et la phrase la plus simple s´adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout j´aimais sa philosophie, je m´étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d´arriver à l´âge où j´entrerais au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu´on y fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l´on m´avait dit que les métaphysiciens auxquels je m´attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j´aurais ressenti le désespoir d´un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu´il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.
«Qu´est-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages?» Je lui dis que c´était Bloch.
«Ah! oui, ce garçon que j´ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! c´est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit.» Et voyant combien j´avais l´air d´admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu´il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit:
«Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous
faire plaisir qu´il écrive un mot en tête de
votre volume, je pourrais le lui demander.» Je n´osai
pas accepter mais posai à Swann des questions sur
Bergotte.
«Est-ce que vous pourriez me dire quel est l´acteur
qu´il préfère?»
«L´acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu´il n´égale aucun artiste homme à la Berma qu´il met au-dessus de tout. L´avez-vous entendue?»
«Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d´aller au théâtre.»
«C´est malheureux. Vous devriez leur
demander. La Berma dans Phèdre, dans le Cid, ce
n´est qu´une actrice si vous voulez, mais vous savez
je ne crois pas beaucoup à la
«hiérarchie!» des arts; (et je remarquai,
comme cela m´avait souvent frappé dans ses
conversations avec les surs de ma grand´mère
que quand il parlait de choses sérieuses, quand il
employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur
un sujet important, il avait soin de l´isoler dans une
intonation spéciale, machinale et ironique, comme
s´il l´avait mise entre guillemets, semblant ne pas
vouloir la prendre à son compte, et dire: «la
hiérarchie, vous savez, comme disent les gens
ridicules»?
Mais alors, si c´était ridicule, pourquoi disait-il
la hiérarchie?).
Un instant après il ajouta: «Cela vous donnera une
vision aussi noble que n´importe quel
chef-d´uvre, je ne sais pas moi... que»et
il se mit à rire«les Reines de
Chartres!» Jusque-là cette horreur d´exprimer
sérieusement son opinion m´avait paru quelque chose
qui devait être élégant et parisien et qui
s´opposait au dogmatisme provincial des surs de ma
grand´mère; et je soupçonnais aussi que
c´était une des formes de l´esprit dans la
coterie où vivait Swann et où par réaction
sur le lyrisme des générations antérieures
on réhabilitait à l´excès les petits
faits précis, réputés vulgaires autrefois,
et on proscrivait les «phrases». Mais maintenant je
trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann
en face des choses. Il avait l´air de ne pas oser avoir une
opinion et de n´être tranquille que quand il pouvait
donner méticuleusement des renseignements précis.
Mais il ne se rendait donc pas compte que c´était
professer l´opinion, postuler, que l´exactitude de
ces détails avait de l´importance. Je repensai alors
à ce dîner où j´étais si triste
parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où
il avait dit que les bals chez la princesse de Léon
n´avaient aucune importance. Mais c´était
pourtant à ce genre de plaisirs qu´il employait sa
vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie
réservait-il de dire enfin sérieusement ce
qu´il pensait des choses, de formuler des jugements
qu´il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne
plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des
occupations dont il professait en même temps qu´elles
sont ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont
Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui
était pas particulier mais au contraire était dans
ce temps-là commun à tous les admirateurs de
l´écrivain, à l´amie de ma mère,
au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte:
«C´est un charmant esprit, si particulier, il a une
façon à lui de dire les choses un peu
cherchée, mais si agréable. On n´a pas besoin
de voir la signature, on reconnaît tout de suite que
c´est de lui.» Mais aucun n´aurait
été jusqu´à dire: «C´est
un grand écrivain, il a un grand talent.» Ils ne
disaient même pas qu´il avait du talent. Ils ne le
disaient pas parce qu´ils ne le savaient pas. Nous sommes
très longs à reconnaître dans la physionomie
particulière d´un nouvel écrivain le
modèle qui porte le nom de «grand talent» dans
notre musée des idées générales.
Justement parce que cette physionomie est nouvelle nous ne la
trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous
appelons talent. Nous disons plutôt originalité,
charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c´est justement tout cela le talent.
«Est-ce qu´il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma?» demandai-je à M. Swann.
Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m´informerai. Je peux d´ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n´y a pas de semaine dans l´année où il ne dîne à la maison. C´est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n´avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis longtemps l´impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j´avais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu´on m´avait dit être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j´eus appris ce jour-là que Mlle Swann était un être d´une condition si rare, baignant comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents s´il y avait quelqu´un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce convive d´or qui n´était pour elle qu´un vieil ami de sa famille: Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu´était pour moi la conversation de ma grand´tante, c´étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets qu´il n´avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j´aurais voulu l´écouter rendre ses oracles, et qu´enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d´elle, inconnu et glorieux, comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je sentis en même temps que le prix d´un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j´éprouvai si vivement la douceur et l´impossibilité qu´il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche d´une cathédrale, m´expliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de l´Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur l´image que je me formais de Mlle Swann: c´était être tout prêt à l´aimer. Que nous croyions qu´un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c´est, de tout ce qu´exige l´amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l´émanation d´une vie spéciale. C´est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers; l´uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient baiser sous la cuirasse un cur différent, aventureux et doux; et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu´il visite, n´a pas besoin du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand´tante n´aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s´occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m´aurait dit «Comment tu t´amuses encore à lire, ce n´est pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens d´enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise en attendant l´heure d´Eulalie. Elle lui annonçait qu´elle venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la robe de soie qu´elle s´est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer».
«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d´une alternative plus favorable.
«Tiens, disait ma tante en se frappant le front,
cela me fait penser que je n´ai point su si elle
était arrivée à l´église
après l´élévation. Il faudra que je
pense à le demander à Eulalie...
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le
clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que
la journée ne se passera pas sans pluie. Ce
n´était pas possible que ça reste comme
ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le
mieux, car tant que l´orage n´aura pas
éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait
ma tante dans l´esprit de qui le désir de
hâter la descente de l´eau de Vichy l´emportait
infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa
robe.»
«Peut-être, peut-être.»
«Et c´est que, quand il pleut sur la place, il n´y a pas grand abri.»
«Comment, trois heures? s´écriait tout à coup ma tante en pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j´ai oublié ma pepsine! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l´estomac.»
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté d´or, et d´où, dans sa hâte, elle laissait s´échapper de ces images, bordées d´un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait à lire au plus vite les textes sacrés dont l´intelligence lui était légèrement obscurcie par l´incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l´eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. «Trois heures, c´est incroyable ce que le temps passe!»
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l´avait heurté, suivi d´une ample chute légère comme de grains de sable qu´on eût laissé tomber d´une fenêtre au-dessus, puis la chute s´étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle: c´était la pluie.
«Eh bien! Françoise, qu´est-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais je crois que j´ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil.»
Françoise revenait:
«C´est Mme Amédée (ma grand´mère) qui a dit qu´elle allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort.»
Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. J´ai toujours dit qu´elle n´avait point l´esprit fait comme tout le monde. J´aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.
Mme Amédée, c´est toujours tout l´extrême des autres, disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule avec les autres domestiques, de dire qu´elle croyait ma grand´mère un peu «piquée».
Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce sera le temps qui lui aura fait peur.»
«Mais il n´est pas cinq heures, madame Octave, il n´est que quatre heures et demie.»
Que quatre heures et demie? et j´ai
été obligée de relever les petits rideaux
pour avoir un méchant rayon de jour. A quatre heures et
demie!
Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre Françoise,
il faut que le bon Dieu soit bien en colère après
nous. Aussi, le monde d´aujourd´hui en fait trop!
Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon
Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante,
c´était Eulalie.
Malheureusement, à peine venait-elle d´être
introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui
avait pour but de se mettre elle-même à
l´unisson de la joie qu´elle ne doutait pas que ses
paroles allaient causer à ma tante, articulant les
syllabes pour montrer que, malgré l´emploi du style
indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles
mêmes dont avait daigné se servir le visiteur:
«M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas, j´y ai dit d´entrer dans la salle.»
En réalité, les visites du curé ne
faisaient pas à ma tante un aussi grand plaisir que le
supposait Françoise et l´air de jubilation dont
celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois
qu´elle avait à l´annoncer ne répondait
pas entièrement au sentiment de la malade.
Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas
avoir causé davantage, car s´il n´entendait
rien aux arts, il connaissait beaucoup
d´étymologies), habitué à donner aux
visiteurs de marque des renseignements sur l´église
(il avait même l´intention d´écrire un
livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des
explications infinies et d´ailleurs toujours les
mêmes. Mais quand elle arrivait ainsi juste en même
temps que celle d´Eulalie, sa visite devenait franchement
désagréable à ma tante. Elle eût mieux
aimé bien profiter d´Eulalie et ne pas avoir tout le
monde à la fois. Mais elle n´osait pas ne pas
recevoir le curé et faisait seulement signe à
Eulalie de ne pas s´en aller en même temps que lui,
qu´elle la garderait un peu seule quand il serait
parti.
«Monsieur le Curé, qu´est-ce que
l´on me disait, qu´il y a un artiste qui a
installé son chevalet dans votre église pour copier
un vitrail.
Je peux dire que je suis arrivée à mon âge
sans avoir jamais entendu parler d´une chose pareille!
Qu´est-ce que le monde aujourd´hui va donc chercher!
Et ce qu´il y a de plus vilain dans
l´église!»
«Je n´irai pas jusqu´à dire que c´est ce qu´il y a de plus vilain, car s´il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d´être visitées, il y en a d´autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu´on n´ait même pas restaurée! Mon dieu, le porche est sale et antique, mais enfin d´un caractère majestueux; passe même pour les tapisseries d´Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d´ailleurs, qu´à côté de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d´autres qui témoignent d´un véritable esprit d´observation. Mais qu´on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets d´une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n´y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu´on se refuse à me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les ancêtres directs du duc de Guermantes d´aujourd´hui et aussi de la Duchesse puisqu´elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin.» (Ma grand´mère qui à force de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu´on prononçait celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire; elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part: «Il me semblait me rappeler qu´il y avait du Guermantes là-dedans.» Et pour une fois j´étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu´il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant.)«Voyez Roussainville, ce n´est plus aujourd´hui qu´une paroisse de fermiers, quoique dans l´antiquité cette localité ait dû un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l´étymologie de Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une autre fois. Hé bien! l´église a des vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d´un plus beau travail.
«Mais, comme je le lui disais, à cet artiste qui semble du reste très poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, que lui trouvez-vous donc d´extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres?»
«Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, disait mollement ma tante qui commençait à penser qu´elle allait être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.»
«Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c´est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en prouvant qu´elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant l´absolution de Saint-Hilaire.»
«Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire?
«Mais si, dans le coin du vitrail vous
n´avez jamais remarqué une dame en robe jaune?
Hé bien! c´est Saint-Hilaire qu´on appelle
aussi, vous le savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers,
Saint-Hélier, et même, dans le Jura, Saint-Ylie. Ces
diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du reste les
plus curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des
bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta
Eulalia, savez-vous ce qu´elle est devenue en Bourgogne?
Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint.
Voyez-vous, Eulalie, qu´après votre mort on fasse de
vous un homme?»«Monsieur le Curé a
toujours le mot pour rigoler.»«Le frère
de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant
perdu de bonne heure son père, Pépin
l´Insensé, mort des suites de sa maladie mentale,
exerçait le pouvoir suprême avec toute la
présomption d´une jeunesse à qui la
discipline a manqué; dès que la figure d´un
particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait
massacrer jusqu´au dernier habitant. Gilbert voulant se
venger de Charles fit brûler l´église de
Combray, la primitive église alors, celle que
Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne
qu´il avait près d´ici, à Thiberzy
(Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait
promis de bâtir au-dessus du tombeau de Saint-Hilaire, si
le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n´en reste que
la crypte où Théodore a dû vous faire
descendre, puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il
défit l´infortuné Charles avec l´aide
de Guillaume Le Conquérant (le curé
prononçait Guilôme), ce qui fait que beaucoup
d´Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas
avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car
ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe
et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore
prête un petit livre qui donne les explications.
«Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans
notre église, c´est le point de vue qu´on a du
clocher et qui est grandiose.
Certainement, pour vous qui n´êtes pas très
forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos
quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié du
célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi
fatiguer une personne bien portante, d´autant plus
qu´on monte plié en deux si on ne veut pas se casser
la tête, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles
d´araignées de l´escalier. En tous cas il
faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir
l´indignation que causait à ma tante
l´idée qu´elle fût capable de monter
dans le clocher), car il fait un de ces courants d´air une
fois arrivé là-haut! Certaines personnes affirment
y avoir ressenti le froid de la mort. N´importe, le
dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent
même de très loin pour admirer la beauté du
panorama et qui s´en retournent enchantées. Tenez,
dimanche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez
certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut
avouer du reste qu´on jouit de là d´un coup
d´il féerique, avec des sortes
d´échappées sur la plaine qui ont un cachet
tout particulier.
Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu´à
Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des choses
qu´on ne peut voir habituellement que l´une sans
l´autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés
de Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est
séparée par un rideau de grands arbres, ou encore
comme les différents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus
vice comitis comme vous savez). Chaque fois que je suis
allé à Jouy-le-Vicomte, j´ai bien vu un bout
du canal, puis quand j´avais tourné une rue
j´en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le
précédent. J´avais beau les mettre ensemble
par la pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du
clocher de Saint-Hilaire c´est autre chose, c´est
tout un réseau où la localité est prise.
Seulement on ne distingue pas d´eau, on dirait de grandes
fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu´elle
est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais
sont déjà découpés. Il faudrait pour
bien faire être à la fois dans le clocher de
Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte.»
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu´à peine était-il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
«Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d´une voix faible, en tirant une pièce d´une petite bourse qu´elle avait à portée de sa main, voilà pour que vous ne m´oubliiez pas dans vos prières.»
«Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien que ce n´est pas pour cela que je viens!» disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c´était la première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait:
«Je ne sais pas ce qu´avait Eulalie; je lui ai pourtant donné la même chose que d´habitude, elle n´avait pas l´air contente.»
Je crois qu´elle n´a pourtant pas à
se plaindre, soupirait Françoise, qui avait une tendance
à considérer comme de la menue monnaie tout ce que
lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des
trésors follement gaspillés pour une ingrate les
piécettes mises chaque dimanche dans la main
d´Eulalie, mais si discrètement que Françoise
n´arrivait jamais à les voir. Ce n´est pas que
l´argent que ma tante donnait à Eulalie,
Françoise l´eût voulu pour elle. Elle
jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait,
sachant que les richesses de la maîtresse du même
coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa
servante; et qu´elle, Françoise, était
insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et
autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites
fréquentes et prolongées du curé, le nombre
singulier des bouteilles d´eau de Vichy
consommées.
Elle n´était avare que pour ma tante; si elle avait
géré sa fortune, ce qui eût été
son rêve, elle l´aurait préservée des
entreprises d´autrui avec une férocité
maternelle. Elle n´aurait pourtant pas trouvé grand
mal à ce que ma tante, qu´elle savait incurablement
généreuse, se fût laissée aller
à donner, si au moins ç´avait
été à des riches. Peut-être
pensait-elle que ceux-là, n´ayant pas besoin des
cadeaux de ma tante, ne pouvaient être
soupçonnés de l´aimer à cause
d´eux. D´ailleurs offerts à des personnes
d´une grande position de fortune, à Mme Sazerat,
à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil,
à des personnes «de même rang» que ma
tante et qui «allaient bien ensemble», ils lui
apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie
étrange et brillante des gens riches qui chassent, se
donnent des bals, se font des visites et qu´elle admirait
en souriant.
Mais il n´en allait plus de même si les
bénéficiaires de la générosité
de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait
«des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que
moi» et qui étaient ceux qu´elle
méprisait le plus à moins qu´ils ne
l´appelassent «Madame Françoise» et ne
se considérassent comme étant «moins
qu´elle». Et quand elle vit que, malgré ses
conseils, ma tante n´en faisait qu´à sa
tête et jetait l´argentFrançoise le
croyait du moinspour des créatures indignes, elle
commença à trouver bien petits les dons que ma
tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires
prodiguées à Eulalie. Il n´y avait pas dans
les environs de Combray de ferme si conséquente que
Françoise ne supposât qu´Eulalie eût pu
facilement l´acheter, avec tout ce que lui rapporteraient
ses visites. Il est vrai qu´Eulalie faisait la même
estimation des richesses immenses et cachées de
Françoise. Habituellement, quand Eulalie était
partie, Françoise prophétisait sans bienveillance
sur son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et
se croyait tenue, quand elle était là, à lui
faire «bon visage». Elle se rattrapait après
son départ, sans la nommer jamais à vrai dire, mais
en proférant des oracles sibyllins, des sentences
d´un caractère général telles que
celles de l´Ecclésiaste, mais dont
l´application ne pouvait échapper à ma
tante.
Après avoir regardé par le coin du rideau si
Eulalie avait refermé la porte: «Les personnes
flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les
pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par
un beau jour», disait-elle, avec le regard latéral
et l´insinuation de Joas pensant exclusivement à
Athalie quand il dit:
Le bonheur des méchants comme un torrent s´écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre derrière Eulalie et disait:
«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l´air beaucoup fatiguée.»
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit, criait:
«Est-ce qu´Eulalie est déjà
partie? Croyez-vous que j´ai oublié de lui demander
si Mme Goupil était arrivée à la messe avant
l´élévation!
Courez vite après elle!»
Mais Françoise revenait n´ayant pu rattraper Eulalie.
«C´est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule chose importante que j´avais à lui demander!»
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la douce uniformité de ce qu´elle appelait avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son «petit traintrain». Préservé par tout le monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l´inutilité de lui conseiller une meilleure hygiène, s´était peu à peu résigné à le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous, l´emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne «reposait pas»,ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu´on s´en aperçût et se détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n´y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n´étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée: «Monte donc voir si ta tante n´a besoin de rien.» J´entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait; je l´entendis ronfler légèrement. J´allais m´en aller doucement mais sans doute le bruit que j´avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait «changé la vitesse», comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s´interrompit une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s´éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de terreur; elle venait évidemment d´avoir un rêve affreux; elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant si je devais m´avancer ou me retirer; mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui l´avaient effrayée; un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette habitude qu´elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle murmura: «Dieu soit loué! nous n´avons comme tracas que le fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu´il voulait me faire faire une promenade tous les jours!» Sa main se tendit vers son chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la force de l´atteindre: elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu´elle ni personne eût jamais appris ce que j´avais entendu.
Quand je dis qu´en dehors
d´événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais
aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se
répétant toujours identiques à des
intervalles réguliers, n´introduisaient au sein de
l´uniformité qu´une sorte
d´uniformité secondaire. C´est ainsi que tous
les samedis, comme Françoise allait dans
l´après-midi au marché de
Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout
le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien
pris l´habitude de cette dérogation hebdomadaire
à ses habitudes, qu´elle tenait à cette
habitude-là autant qu´aux autres. Elle y
était si bien «routinée», comme disait
Françoise, que s´il lui avait fallu un samedi,
attendre pour déjeuner l´heure habituelle, cela
l´eût autant «dérangée» que
si elle avait dû, un autre jour, avancer son
déjeuner à l´heure du samedi. Cette avance du
déjeuner donnait d´ailleurs au samedi, pour nous
tous, une figure particulière, indulgente, et assez
sympathique.
Au moment où d´habitude on a encore une heure
à vivre avant la détente du repas, on savait que,
dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives
précoces, une omelette de faveur, un bifteck
immérité. Le retour de ce samedi asymétrique
était un de ces petits événements
intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies
tranquilles et les sociétés fermées,
créent une sorte de lien national et deviennent le
thème favori des conversations, des plaisanteries, des
récits exagérés à plaisir: il
eût été le noyau tout prêt pour un
cycle légendaire si l´un de nous avait eu la
tête épique. Dès le matin, avant
d´être habillés, sans raison, pour le plaisir
d´éprouver la force de la solidarité, on se
disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec
cordialité, avec patriotisme: «Il n´y a pas de
temps à perdre, n´oublions pas que c´est
samedi!» cependant que ma tante, conférant avec
Françoise et songeant que la journée serait plus
longue que d´habitude, disait: «Si vous leur faisiez
un beau morceau de veau, comme c´est samedi.» Si
à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en
disant: «Allons, encore une heure et demie avant le
déjeuner», chacun était enchanté
d´avoir à lui dire: «Mais voyons, à
quoi pensez-vous, vous oubliez que c´est samedi!»; on
en riait encore un quart d´heure après et on se
promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour
l´amuser. Le visage du ciel même semblait
changé. Après le déjeuner, le soleil,
conscient que c´était samedi, flânait une
heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu´un, pensant
qu´on était en retard pour la promenade, disait:
«Comment, seulement deux heures?» en voyant passer
les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont
l´habitude de ne rencontrer encore personne dans les
chemins désertés à cause du repas de midi ou
de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le
pêcheur même a abandonnée, et passent
solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques
nuages paresseux), tout le monde en chur lui
répondait: «Mais ce qui vous trompe, c´est
qu´on a déjeuné une heure plus tôt,
vous savez bien que c´est samedi!» La surprise
d´un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne
savaient pas ce qu´avait de particulier le samedi) qui,
étant venu à onze heures pour parler à mon
père, nous avait trouvés à table,
était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus
égayé Françoise. Mais si elle trouvait
amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que
nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait
plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cur
avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui,
n´eût pas eu l´idée que ce barbare
pouvait l´ignorer et eût répondu sans autre
explication à son étonnement de nous voir
déjà dans la salle à manger: «Mais
voyons, c´est samedi!» Parvenue à ce point de
son récit, elle essuyait des larmes
d´hilarité et pour accroître le plaisir
qu´elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue,
inventait ce qu´avait répondu le visiteur à
qui ce «samedi» n´expliquait rien. Et bien loin
de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas
encore et nous disions: «Mais il me semblait qu´il
avait dit aussi autre chose. C´était plus long la
première fois quand vous l´avez
raconté.» Ma grand´tante elle-même
laissait son ouvrage, levait la tête et regardait
par-dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au «mois de Marie».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour «le genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l´époque actuelle», ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour l´église. C´est au mois de Marie que je me souviens d´avoir commencé à aimer les aubépines. N´étant pas seulement dans l´église, si sainte, mais où nous avions le droit d´entrer, posées sur l´autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu´enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d´une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu´à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c´était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l´ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s´ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d´étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu´en suivant, qu´en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l´imaginais comme si ç´avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d´une blanche jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. D´une bonne famille, il avait été le professeur de piano des surs de ma grand´mère et quand, après la mort de sa femme et un héritage qu´il avait fait, il s´était retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d´une pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu´il appelait «un mariage déplacé, dans le goût du jour». Ma mère, ayant appris qu´il composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle irait le voir, il faudrait qu´il lui fît entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la bonté jusqu´à de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et de leur paraître égoïste s´il suivait ou seulement laissait deviner son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m´avaient permis de rester dehors et, comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas d´un monticule buissonneux, où je m´étais caché, je m´étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j´avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il l´avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer qu´il n´était heureux de les voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il avait répété plusieurs fois «Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce n´est pas sa place», et avait détourné la conversation sur d´autres sujets, justement parce que ceux-là l´intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille et celle-ci qui avait l´air d´un garçon paraissait si robuste qu´on ne pouvait s´empêcher de sourire en voyant les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand´mère faisait remarquer quelle expression douce délicate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle l´entendait avec l´esprit de ceux à qui elle l´avait dite, s´alarmait des malentendus possibles et on voyait s´éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du «bon diable», les traits plus fins d´une jeune fille éplorée.
En constatant, en notant la forme de leur flèche, le
déplacement de leurs lignes, lensoleillement de leur
surface, je sentais que je nallais pas au bout de mon
impression, que quelque chose était derrière ce
mouvement, derrière cette clarté, quelque chose
quils semblaient contenir et dérober à la
fois.
Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions lair de si peu nous rapprocher deux, que je fus étonné quand, quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant léglise de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que javais eu à les apercevoir à lhorizon et lobligation de chercher à découvrir cette raison me semblait bien pénible; javais envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de ny plus penser maintenant. Et il est probable que si je lavais fait, les deux clochers seraient allés à jamais rejoindre tant darbres, de toits, de parfums, de sons, que javais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur quils mavaient procuré et que je nai jamais approfondi. Je descendis causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers quun peu plus tard, japerçus une dernière fois au tournant dun chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute dautre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et dessayer de me rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte décorce, se déchirèrent, un peu de ce qui métait caché en elles mapparut, jeus une pensée qui nexistait pas pour moi linstant avant, qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que mavait fait tout à lheure éprouver leur vue sen trouva tellement accru que, pris dune sorte divresse, je ne pus plus penser à autre chose. A ce moment et comme nous étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose danalogue à une jolie phrase, puisque cétait sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela métait apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que jai retrouvé depuis et auquel je nai eu à faire subir que peu de changements:
«Seuls, sélevant du niveau de la plaine et
comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux
clochers de Martinville.
Bientôt nous en vîmes trois: venant se placer en
face deux par une volte hardie, un clocher retardataire,
celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient,
nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient
toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés
sur la plaine, immobiles et quon distingue au soleil.
Puis le clocher de Vieuxvicq sécarta, prit ses
distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls,
éclairés par la lumière du couchant que
même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais
jouer et sourire. Nous avions été si longs à
nous rapprocher deux, que je pensais au temps quil
faudrait encore pour les atteindre quand, tout dun coup, la
voiture ayant tourné, elle nous déposa à
leurs pieds; et ils sétaient jetés si
rudement au-devant delle, quon neut que le
temps darrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous
poursuivîmes notre route; nous avions déjà
quitté Martinville depuis un peu de temps et le village
après nous avoir accompagnés quelques secondes
avait disparu, que restés seuls à lhorizon
à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq
agitaient encore en signe dadieu leurs cimes
ensoleillées. Parfois lun seffaçait
pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant
encore; mais la route changea de direction, ils virèrent
dans la lumière comme trois pivots dor et
disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous
étions déjà près de Combray, le
soleil étant maintenant couché, je les
aperçus une dernière fois de très loin qui
nétaient plus que comme trois fleurs peintes sur le
ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient
penser aussi aux trois jeunes filles dune légende,
abandonnées dans une solitude où tombait
déjà lobscurité; et tandis que nous
nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher
leur chemin et après quelques gauches trébuchements
de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres,
glisser lun derrière lautre, ne plus faire sur
le ciel encore rose quune seule forme noire, charmante et
résignée, et seffacer dans la nuit.» Je
ne repensai jamais à cette page, mais à ce
moment-là, quand, au coin du siège où le
cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier
les volailles quil avait achetées au marché
de Martinville, jeus fini de lécrire, je me
trouvai si heureux, je sentais quelle mavait si
parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce
quils cachaient derrière eux, que, comme si
javais été moi-même une poule et si je
venais de pondre un oeuf, je me mis à chanter à
tue-tête.
Pendant toute la journée, dans ces promenades, javais pu rêver au plaisir que ce serait dêtre lami de la duchesse de Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-là rien dautre à la vie que de se composer toujours dune suite dheureux après-midi. Mais quand sur le chemin du retour javais aperçu sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combray il ny avait plus quà prendre une allée de chênes bordée dun côté de prés appartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cur se mettait à battre, je savais quavant une demi-heure nous serions rentrés, et que, comme cétait de règle les jours où nous étions allés du côté de Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on menverrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table comme sil y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse où je venais dentrer était aussi distincte de la zone, où je mélançais avec joie il y avait un moment encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par une ligne dune bande verte ou dune bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à lheure mentouraient, daller à Guermantes, de voyager, dêtre heureux, jétais maintenant tellement en dehors deux que leur accomplissement ne meût fait aucun plaisir. Comme jaurais donné tout cela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais, je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui napparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la pensée, jaurais voulu mourir. Et cet état durerait jusquau lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusquà ma fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir ramènerait jamais lheure de quitter ma mère. Et de la sorte cest du côté de Guermantes que jai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusquà se partager chaque journée, lun revenant chasser lautre, avec la ponctualité de la fièvre; contigus, mais si extérieurs lun à lautre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter dans lun, ce que jai désiré, ou redouté, ou accompli dans lautre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et laspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte; mais cétait sans le savoir; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur lherbe, leau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait,comme lest un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule,ce coin de nature, ce bout de jardin neussent pu penser que ce serait grâce à lui quils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum daubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier dune allée, une bulle formée contre une plante aquatique par leau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant dannées successives, tandis qualentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusquà aujourdhui se détache si isolé de tout, quil flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel tempspeut-être tout simplement de quel rêveil vient. Mais cest surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je mappuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. Cest parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres quils mont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs quon me montre aujourdhui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons dor, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où jaimerais vivre, où jexige avant tout quon puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi quétait Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les aubépines, les pommiers quil marrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce quils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon cur. Et pourtant, parce quil y a quelque chose dindividuel dans les lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord dune rivière où il y aurait daussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant,à lheure où séveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans lamour, et peut devenir à jamais inséparable de lui, je naurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de même que ce quil me fallait pour que je pusse mendormir heureux, avec cette paix sans trouble quaucune maîtresse na pu me donner depuis puisquon doute delles encore au moment où on croit en elles, et quon ne possède jamais leur cur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve dune arrère-pensée, sans le reliquat dune intention qui ne fut pas pour moi,cest que ce fût elle, cest quelle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de lil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que jaimais à légal du reste, de même ce que je veux revoir, cest le côté de Guermantes que jai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes serrées lune contre lautre, à lentrée de lallée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, cest ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, lindividualité métreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien que parce quils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes mont exposé, pour lavenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent jai voulu revoir une personne sans discerner que cétait simplement parce quelle me rappelait une haie daubépines, et jai été induit à croire, à faire croire à un regain daffection, par un simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes impressions daujourdhui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus quaux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui nest que pour moi. Quand par les soirs dété le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun boude lorage, cest au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, lodeur dinvisibles et persistants lilas.
...
Cest ainsi que je restais souvent jusquau matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont limage mavait été plus récemment rendue par la saveurce quon aurait appelé à Combray le «parfum»dune tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, javais appris, au sujet dun amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer dune ville à une autretant quon ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus quune masse, mais non sans quon ne pût distinguer entre eux,entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés dun parfum, puis ceux qui nétaient que les souvenirs dune autre personne de qui je les avais appris sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences dorigine, dâge, de «formation».
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps quétait dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je lavais reconstruite autour de moi dans lobscurité, et,soit en morientant par la seule mémoire, soit en maidant, comme indication, dune faible lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée, je lavais reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, javais reposé les glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jouret non plus le reflet dune dernière braise sur une tringle de cuivre que javais pris pour luitraçait-il dans lobscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de la porte où je lavais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir; une courette régnait à lendroit où il y a un instant encore sétendait le cabinet de toilette, et la demeure que javais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle signe quavait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.
Fin de la première partie.
End of Project Gutenberg's Du cote de chez Swann, Part 1, by Marcel Proust *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU COTE DE CHEZ SWANN, PART 1 *** This file should be named 8swn110h.htm or 8swn110h.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8swn111h.htm VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8swn110ah.htm HTML conversion by Walter Debeuf of the etext produced by Sue Asscher Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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